11e janv: 1766
Mes divins anges, j'aurais pu faire une sottise si j'avais mis ma dernière lettre d'hier sous l'enveloppe d'un autre ministre que mr le duc de Praslin, ou mr le duc de Choiseul, qui sont également vos amis; quoi qu'il en soit, vous me pardonnerez de n'avoir pu résister à la passion qui est devenue chez moi dominante de vous voir médiateur à Geneve.
Je crois bien que cette nomination ne sera pas sitôt faite. Le conseil de Genêve n'a écrit au roi et aux conseils de Berne et de Zurich, que pour réclamer la garantie, et il est probable que ce ne sera qu'après beaucoup de préliminaires que le roi daignera envoyer un médiateur.
Je vous répète que si les petites passions ne s'étaient pas opposées à la raison dont elles sont les ennemies mortelles, les petites querelles qui divisent Genêve, se seraient apaisées aisément. Je crus devoir faire lire un précis de la décision judicieuse des avocats de Paris, à quelques uns des plus modérés des deux partis. Ils tombèrent d'accord que rien n'était plus sagement pensé. Ils commençaient à agir de concert pour faire accepter des propositions si raisonnables, lorsque mr Hénin arriva. Je sentis qu'il était de la bienséance que je lui remisse toute la négociation; et que mon amour propre ne devait pas balancer un moment mon devoir. Les choses se sont fort aigries depuis ce temps là, comme je vous l'ai mandé, sans qu'on puisse reprocher à mr Hénin d'avoir négligé de porter les esprits à la concorde.
Mr Hénin paraît penser, comme moi, qu'il y a un peu de ridicule à fatiguer un roi de France pour savoir en quels cas le conseil des 25 de Genêve doit assembler le conseil général des 1500. C'était une question de jurisprudence qu'on devait décider à l'amiable par des arbitres, et encore une fois, les avocats de Paris avaient saisi le nœud de la difficulté, et en avaient présenté le dénouement.
Plusieurs citoyens y ayant plus mûrement pensé, sont venus chez moi aujourd'hui; ils m'ont prié de leur communiquer la consultation, ou du moins le précis de cette pièce, me disant qu'ils espéraient qu'on pourrait s'y conformer. Je leur ai répondu que je ne pouvais le faire sans votre permission. Je me suis contenté de leur en lire le résultat, tel que je l'avais lu il y a plus d'un mois, à quelques magistrats, et à quelques citoyens.
Je vous demande donc aujourd'hui cette permission, mes divins anges, je crois qu'elle ne fera qu'un très bon effet. Cette démarche me sera utile, en persuadant de plus en plus mes voisins de mon extrême impartialité, et de mon amour pour la paix.
Il faut que Jean Jaques Rousseau soit un grand extravagant, d'avoir imaginé que c'étais moi qui l'avait fait chasser de l'état de Genêve et de celui de Berne; j'aimerais autant qu'on m'eût accusé d'avoir fait rouer Calas que de m'imputer d'avoir persécuté un homme de lettres; si Rousseau l'a cru il est bien fou, s'il l'a dit sans le croire c'est un bien malhonnête homme. Il en a persuadé mad. la maréchale de Luxembourg, et peut-être mr le prince de Conty; et ce qu'il y a de souverainement ridicule, c'est que cette belle idée est la cause unique de la dissension qui régne aujourd'hui dans Genêve.
On dit que c'est un petit prédicant originaire des Cévennes, qui a semé le premier tous ces faux bruits. Un prêtre en est bien capable. Il faudra tâcher que la paix de Genêve se fasse comme celle de Westphalie aux dépens de l'église. Je suis comme le vieux Caton qui disait toujours au sénat, Tel est mon avis, et qu'on ruine Carthage.
Respect et tendresse.
V.