1766-02-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Paul Claude Moultou.

Vous m'avez écrit, mon cher philosophe, d'un climat doux et tempéré, d'un beau païs où tout le monde danse.
Je vous réponds de la Sibérie, du milieu des neiges, et d'u voisinage d'une ville triste où tout le monde est de mauvaise humeur. Vos genevois sont malades d'une indigestion de bonheur, ils sont trop à leur aise pour être tranquiles, et n'aiant aucun sujet de se quereller ils en ont imaginé de ridicules, depuis la seccia rapita et le Lutrin, il n'y eut jamais pareille guerre; il est vrai aussi que la guerre est fort paisible, on ne s'est escrimé que par des brochures, et s'il y a des morts dans la bataille ce sont ceux qui meurent d'ennui en lisant cet amas énorme de fadaises. Le conseil a vîte envoié chercher les médiateurs, comme si le feu était aux quatre coins de Genêve. Je crois voir les rats et les grenouilles prier Jupiter d'envoier Hercule pour arranger leurs différents. La prètraille de Jehan Chauvin ne joue pas le premier rôle dans cette comédie.

J'ai une affaire plus sérieuse, à mon gré, sur les bras. Nôtre Elie de Beaumont déffenseur des Calas, vient de faire en faveur des Sirven un mémoire qui me parait digne de lui. J'espère que l'innocence triomphera une seconde fois, et que l'Europe désormais ne reprochera plus à la France, des accusations continuelles de parricides. Cette démence qui n'a que trop règné en Languedoc, est plus atroce, plus dangereuse que celle qui fait fermenter aujourd'hui les têtes genevoises. Il y a dans le monde un monstre abominable qui a produit le malheur des Calas et des Sirven après avoir répandu ses poisons dans le monde pendant plus de seize cent ans; c'est ce monstre qu'il faut écraser. Il est vrai que ce dragon est né d'une mère respectable, mais il déchire sa mère, et il faut le percer jusque sur son sein.

Je pense comme vous qu'il serait plus aisé d'accomoder les genevois, que d'engager le doux Caveyrac à être tolérant; rien ne serait si aisé que d'arranger les petits différents de Genêve, en rendant les médiateurs arbitres suprêmes des cas graves et râres, où le peuple se plaindrait d'une violation formelle des Loix. Ces médiateurs à perpétuité seraient l'ambassadeur de France en Suisse, et les premiers magistrats de Berne et de Zurich; ce n'est précisément que ce qui est porté dans l'accomodement de 1738, puis que les médiateurs se sont rendus garants de la tranquilité de Genêve. Il est vrai que les médiateurs riront un peu de voir qu'une querelle d'auteur est l'origine de tout ce vacarme. Ce n'est pas icy quidquid delirant règes plectuntur Achivis. C'est quidquid delirant achivis reges rident. Je vous donne un ïambe pour un examêtre. J'espère, tout vieux et tout malade que je suis, vous embrasser au printemps; sinon, je vous demanderai des deprofundis.

Adieu mon très cher et très aimable philosophe.

V.