1772-12-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, ce que vous me mandez dans vôtre Lettre du 27e 9bre est bien affligeant.
J’ai peur que cette nouvelle n’ait contribué à la maladie de Made D’Argental.

Quid quid délirant reges plectuntur Achivis.

Je tremble que le fromage ne soit entièrement autrichien, et qu’il ne soit saupoudré par des jesuites. Mais aussi il me semble que ce mal peut produire un très grand bien pour vous. Vous êtes conciliant, vous avez dû plaire, vous pourez tout racomoder; tout peut tourner à vôtre gloire et à vôtre avantage. Je ne sais si je me fais illusion, et si mes conjectures sur le fromage sont vraies. Je vois les choses de trop loin. Je n’ai jamais été si fâché de n’être pas auprês de vous. Mais pour faire ce voiage il faut être deux. C’est à Jean Jaques Rousseau à qui la France a tant d’obligations, d’honorer de sa présence vôtre grande ville, et d’y marier nos princes à la fille du boureau. C’est au sage et vertueux La Beaumelle d’y briller dans de belles glaces. J’espère même que Fréron y sera noblement récompensé; mais moi je ne suis fait que pour la Scythie.

Que vous êtes bon, que vous êtes aimable, que je vous suis obligé d’avoir empêché Madlle Taschin d’hériter de moi! car cette demoiselle qui a tué Thiriot s’appelle Taschin. Je reconnais bien là vôtre cœur. Ma plus grande consolation dans ce monde a toujours été d’avoir un ami tel que vous.

Je vais écrire à Mr De Sartine suivant vos instructions. Thiriot avait toujours espéré être lui même l’éditeur de mes Lettres, et de beaucoup de petits ouvrages: il sera bien attrapé.

Voicy un petit mot pour ce chevalier que je ne connais point du tout; mais puisque vous le protègez il m’intéresse.

Je conçois que Molé aura eu de la peine à prendre son rôle de confédéré, et à se voir prisonier de guerre de Le Kain. Mais enfin il faut que les héros s’attendent à des revers. Mr Le Maréchal de Richelieu m’a écrit sur celà la Lettre du monde la plus plaisante. Je lui ai grande obligation de m’avoir un peu ranimé au sujet de Sophonisbe. Je crois qu’avec un peu de soin on peut en faire une pièce très intéressante. Je crois même qu’un Africain peut avoir trouvé du poison avant de trouver un poignard, attendu qu’en Afrique il n’y a qu’à se baisser et en prendre. A peine ai-je reçu sa Lettre que j’ai travaillé à cette Sophonisbe. Je suis comme Perrin Dandin qui se délasse à voir d’autres procès. Les intervales de mes maladies continuelles sont toujours occupés par la folie des vers, ou par celle de la prose.

Made Denis a été malade tout comme moi. Elle a eu une violente dissenterie. Ce mal a été épidémique vers nos Alpes, et même beaucoup de monde en est mort. J’ai été d’abord dans de cruelles transes; mais elle est entièrement hors d’affaire. Je n’ai plus d’inquiétude que sur vôtre fromage, car je me flatte que l’indisposition de Madame D’Argental n’a pas de suite. Si elle en avait je serais bien affligé.

Adieu, mon très cher ange.

à l’ombre de vos ailes, le vieux V.