6e février 1771
Mes anges, notre jeune homme m’a remis enfin son manuscrit que je vous envoie.
Je ne chercherai point à vous séduire en sa faveur. Je ne remarquerai point combien le sujet était difficile. Je ne vous dirai point que Seneque fut un plat déclamateur, et que Joliot de Crébillon fut un plat barbare. Je n’insisterai point sur l’artifice des premiers actes et sur la terreur des derniers; c’est à vous de juger et à moi de me taire.
Je vous prierai seulement de songer que mon jeune homme aurait très grand besoin d’un succès. Ce succès servirait à faire voir qu’il n’est pas possible qu’il fasse tous les ouvrages qu’on lui impute contre l’infâme, tandis qu’il est tout entier à sa chère Melpomène.
Notre adolescent pourrait alors prendre cette occasion pour venir faire un petit tour en tapinois dans la capitale des Welches. Je vous avertis qu’il fait beaucoup plus de cas des Pélopides que de la Sophonisbe, et qu’il n’y met aucune comparaison. C’est à Pâques qu’il faudrait donner la fille de Tantale; c’est à présent qu’il aurait fallu donner Sophonisbe. Si Le Kain se donne au genre tempéré il devrait débuter par Massinisse qui ne demande aucun effort et qui n’exige un peu de véhémence qu’au 5e acte.
J’ai parlé à mr Lantin de votre plaisante idée que Sophonisbe fasse des façons comme une femme qui se défend au premier rendez vous, ou comme une fille qui combat pour son pucelage. Une femme telle que Sophonisbe, m’a-t-il dit, doit se marier sur la cendre chaude de Siphax sans délibérer. L’horreur de l’esclavage et la haine des Romains doivent dresser l’autel sur le champ, et allumer les flambeaux de l’hymen pour en brûler le camp des Romains et pour la conduire en triomphe au camp d’Anibal.
La petite prétendue bienséance française est en pareille occasion une puérilité froide et misérable.
Voilà ce qu’il faut que Sophonisbe dise; elle n’est pas une petite fille sortant du couvent.
Je me suis rendu au sentiment de mr Lantin, et je lui ai seulement souhaité des acteurs qui pussent rendre sa tragédie de Mairet dans laquelle il n’y a pas dieu merci un seul mot de Mairet.
Il m’a assuré qu’il avait envoyé à mr de Thibouville ces vers dont je vous parle, et vous êtes prié de les mettre sur votre copie.
Quant au dépositaire, nous en parlerons une autre fois. On vous enverra Barmecide, vous aurez aussi le roi de Dannemark. Mais la journée n’a que 24 heures. Les questions sur l’enciclopédie en prennent 12, le reste du temps est employé à souffrir; j’ai la goutte, je suis presque aveugle. J’ai de plus une colonie à conduire; on n’est pas de fer. Un peu de patience.
Made D’Argental aura sa chaîne et sa montre dans quelques jours.
Que dites vous de mr le mal de Richelieu, qui se met à la tête d’une faction en faveur du nasillonneur de Brosses? Parlez fortement à mr de Foncemagne, à mr de ste Palaie, à mr de Mairan. Il faut, malgré ma tendresse pour notre doyen, qu’il ne remporte pas cette victoire. Ne passons pas sous le joug comme le duc de Cumberland à Cloter-Seven. Il a d’ailleurs assez d’avantage et son dernier triomphe est assez complet.
Je ne puis finir ma lettre sans vous dire encore un mot des Pélopides. Faudra-t-il que je sois toujours reconnu, come mr de Pourceaugnac? ne pourrez vous point vous et mr de Thibouville, baptiser mon jeune homme? Mr de Thibouville ne peut il pas connaître des jeunes gens de bonne volonté parmi lesquels il choisirait un prête nom, quelqu’un qui aurait une belle voix, et qui lirait la pièce aux comédiens comme si elle était de lui? n’y aurait il pas un plaisir infini de jouer ce tour au public et aux soldats de Corbulon? Rêvez à cela, mes anges; ne m’oubliez pas auprès de votre ami le campagnard.
Adieu, mes anges gardiens, veillez bien sur moi, car je ne puis rien par moi même sans votre grâce.
V.