1770-11-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange je suis presque aveugle.
J’écris de ma main et le plus gros que je peux. Celui qui me soulageait dans ce bel art de mettre ses idées et ses pensées en noir sur du blanc s’est fendu la tête par une chutte horrible, et j’écris très lisiblement. Vous savez que j’ai écrit aussi au Roi de la Chine et je vous ai envoié la lettre. Je m’imagine qu’on ne poura représenter Sophonisbe et Le dépositaire que chez lui. J’ay prié de votre part mr Lantin d’ajouter quelques vers au quatrième acte. Il était impossible de faire mander Massinisse par Scipion parce que deux actes dans cette pièce finissent par un pareil message et que mr Mairet saurait très mauvais gré à M. Lantin de cette répétition.

A l’égard du dépositaire, je pense qu’il faut aussi mettre ce drame au cabinet. La caballe fréronique est trop forte, le dépit contre la statue trop amer, l’envie de la casser trop grande. Deplus le métaphisique et le larmoiant ont pris la place du comique. Le public ne sait plus où il en est. J’aime ce petit ouvrage et plus je L’aime plus je suis d’avis qu’on ne le risque pas. Je suis dans mon désert si éloigné de Paris et de son goust que je n’oserais pas conseiller à Moliere de donner le Tartuffe. Il me parait que le goust est égaré dans tous les genres et que la littérature ne vas pas mieux que les finances.

J’ay écrit à mademoiselle Daudé conformément à ce que vous m’aviez mandé. Je l’aurais gardée très volontiers pendant six mois et je lui aurais donné un petit viatique pour Paris, mais il s’est fait un tel bouleversement dans ma fortune que je n’aurais pu rien faire pour la sienne. La saisie de tout mon argent comptant par m. l’abbé Terrai dans le temps que j’établissais une colonie assez nombreuse, que je bâtissais huit maisons et que je commençais à faire fleurir une manufacture, a été un coup de tonnerre qui a tout renversé. Figurez vous un vieux malade obligé d’entrer dans tous les détails, accablé de soins, de vers et de L’enciclopédie. Il n’y avait que vous et L’Empereur de la Chine qui pussent me consoler.

Mr le duc de Choiseul a favorisé ma manufacture autant qu’il l’a pu. Je souhaitte que M. le duc de Pralin envoye baucoup de montres à son ami le bey de Tunis et au prétendu nouvau Roy d’Ægypte Ali beg; et même qu’il ne m’oublie pas quand il aura procuré la paix entre Moustapha et Catherine. Je vous prie instamment de l’en faire souvenir.

On nous a menacés quelque temps de la guerre et de la peste, mais dieu merci nous n’avons que la famine, du moins dans nos cantons. Le bled vaut plus de cinquante francs le setier depuis un an, à trente lieues à la ronde. Je ne sçais pas ce qu’ont opéré messieurs les œconomistes ailleurs, mais je soupçonne messieurs les Welches de ne pas entendre parfaitement l’œconomie.

A l’égard de l’œconomie des pièces de théâtre je vous dirai que M. le maréchal de Richelieu refuse son suffrage à Mairet; et c’est encor une raison pour ne la pas hazarder. Les siflets sont encor plus à craindre que la disette. Mes deux aimables et chers anges vivez aussi guaiment qu’il est possible et si vous rencontrez mr Seguier recommandez lui d’être sobre en réquisitoires à moins qu’il n’en fasse pour des filles. Et sur ce je me mets à l’ombre de vos ailes au milieu de quatre pieds de neiges.

V.