A Paris ce 29 mai 1770
Vous payés magnifiquement, mon cher ami, un très petit service.
Sophonisbe est un des plus beaux présents que je pusse recevoir, ce mr Lantin éstoit un grand auteur. C'est domage que nous l'ayons perdu. Sa tragédie est admirable. Le stile est pur, noble, élégant, plein de grandeur, la conduite sage et raisonable. L'intérêt se soutient d'un bout à l'autre et la catastrophe infiniment touchante, les caractères chacun dans leur genre de la plus grande beauté. Il me semble que c'est un chef d'oeuvre d'avoir rendu celui de Masinnisse très intéressant malgré son changement de parti et Scipion nullement odieux quoiqu'il soit la cause de tout ce qui arrive de malheureux. Il me paroit seulement que vous n'avés pas corrigé toutes les fautes typographiques, par exemple, mérités vos succès en étant généreux; en étant ne sçauroit passer; il est aisé de le changer. Et ma dernière épée d'un sang que j'ai chéri ne sera point trempée. Ma dernière épée veut dire les derniers coups que je porterai et ne le dit pas. Le sang de votre époux ne veut point vos regards, la pensée est belle mais n'est pas heureusement rendue. On désireroit que ce mot de Scipion, ils sont morts en Romains ne soit pas affoibli par l'hémistiche trop familier qui précède, mes amis après tout. On voudroit que Lélie marquât sa surprise sur l'action ou une sorte de peine comme quel effroyable sort, et que Scipion en réponse dit ils sont morts en Romains. On souhaiteroit aussi que Sophonisbe étant sortie au 1er acte de manière à faire croire qu'elle ne reviendroit point motivât son retour précipité. Ce qu'on propose sont des riens, mais l'ouvrage a le plus grand succès à la lecture, je ne doute pas qu'il n'en eût encor davantage à la représentation, mais il faudroit nécessairement que melle Vestris jouât Sophonisbe. Le Kain vous indiquera la manière de vous rendre le maitre de la distribution des rosles. Si on la laissoit aux 1ers gentilhommes de la chambre tout seroit perdu. Il est vray mon cher ami qu'il y a de méchantes gens qui vous attribuent tout ce qui se fait de bon soit en tragédie soit en comédie. On pourrait répondre à vos plaintes que c'est l'admiration et non la méchanceté qui vous calomnie, mais vous ne serés pas satisfait de cette réponse et je conçois que vous ne voudrés pas avoir fait ce que vous avés fait. J'ai écrit à melle Daudet. J'attends de ses nouvelles mais je peux vous assurer d'avance qu'elle a aumoins les 4 ou 500lt de rente que vous demandés. Mr le duc de Praslin prendra de vos montres dans les occasions. Je tâcherai aussi de vous en faire débiter à Parme et je me servirai de votre tarif que j'ai fait copier. Je suis très aise que vous approuviés notre fondation pour les prix tendants à relever en Italie le genre dramatique. Si vous n'avés pas notre programme je compte vous l'envoyer. On donnera Tancrede à la cour le 20 du mois prochain et Semiramis au commencement de juillet. Nous garderons le dépositaire pour le tems où il n'y aura plus de Grisels assemblés mais rien n'empêcheroit de donner Sophonisbe dès aprésent. Ainsi il seroit convenable que sans perdre de tems vous pussiés engager les héritiers Lantin à vous envoyer ce que nous vous demandons.
Me d'Argental commence à sentir [les e]ffets du beau tems, ses joues reviennent. Sa toulx cependant ne diminue pas.
J'espère que la belle saison vous remettra aussi du mal que vous ont fait les neiges. Adieu mon très cher ami. Nous vous embrassons bien tendrement et nous prions madame Denis d'en prendre sa part.