1765-02-19, de Charles Augustin Feriol, comte d'Argental à Voltaire [François Marie Arouet].

Quelqun a dit, mon cher ami, c'est domage qu'un fripon ne soit pas encor un sot.
Vergi ne laisse rien à désirer, il porte des deux. Il a composé le roman le plus absurde. Lorsqu'il a été en Angleterre il n'avoit jamais vû M. de Guerchi. Sa liaison avec moi étoit au moins d'un an antérieur au tems où il a été question de Deon. Cette liaison a consisté dans deux visites qu'il m'a fait à l'occasion d'un manuscript dont il se disoit l'auteur et que son libraire m'avoit confié. Je lui en dis mon avis avec une sincérité qui auroit dû lui déplaire, cependant ne pouvant m'en débarasser par cette voye je lui fis fermer ma porte. Je croirois volontiers qu'il est proche parent de Freron ou que du moins c'est la même âme qui les anime.

Ne vous flattés pas qu'on laisse dans l'oubli vos comédies, on les joue tous les jours d'une façon punissable. Je vis il y a quelque tems massacrer Nanine, je ne sçaurois vous exprimer mon indignation, je ne pus m'en taire, cela reviendra au tiran et je n'en serai pas mieux avec lui, mais il y a des mouvements que je ne sçaurois contraindre. Aussi mon cher ami je vous avois conseillé d'écrire à M. de Richelieu ou à l'assemblée des comédiens ou à tous les deux que vous demandés ou qu'on ne joue point vos comédies, ou que vos rosles soient remplis conformément à vos intentions. Quand aux tragédies vous leur cherchés querelle, vous voulés quelque nouvel acteur. Il y en a suffisament, il n'y a point de genre qui ne puisse être rendu. Le Kain est admirable pour tous les rosles de passion, Molé pour ceux qui ne sont qu'intéressants sans éxiger une grande force, Brisard est bon lorsqu'on le place. Il y a deux actrices supérieures et une qui se forme tous les jours. Cette dernière est melle Dubois qui a très bien réussi dans Zaire. Ne cherchés donc point de prétexte pour abandonner vos roués et reprenés les en considération. Votre théâtre abbatu, vos Delices quittées m'affligent. Marin m'a renvoyé votre lettre. Je suis de votre avis, il ne faut pas que votre correspondance secrette soit publique ou dumoins il n'est pas convenable qu'elle le soit de votre aveu. Nous avons actuellement un grand succès. Le siège de Calais, tragédie de Dubeloi, réussit à tout rompre. Je suis bien aise de sa bonne fortune parce que j'aime, j'estime l'auteur et qu'il est malheureux, mais j'ai grand peur que lorsque la pièce sera imprimée vous ne nous trouviés bien sots. Adieu mon très cher ami, me Dargental malgré sa toulx se joint à moi pour vous embrasser bien tendrement. Les princes Crammers ne veulent donc pas compléter notre pauvre Corneille.