à Paris ce 9 février 1765
Quoique vous n'aiés pas, mon cher ami, rencontré juste sur du Vergi vous ne vous êtes pas entièrement trompé.
Il est vray que me connoissant à peine et n'ayant aucun sujet de se plaindre de moi il s'est efforcé de me nuire; mais il ne s'est point amusé aux petites tracasseries que vous lui supposés. Il a travaillé dans le grand. Il a prétendu que conformément aux intentions expresses de M. de Guerchi et aux intentions secrettes de M. de Praslin je lui avois proposé de se défaire de M. Deon, lui laissant le choix des moyens mais inclinant pour qu'il prit celle de l'assasinat. Il a composé avec Deon un roman qui est un tissu de mensonges, de noirceurs, d'extravagances et d'absurdités. Je ne l'ai lû qu'hier. Jusques là je m'en étois rapporté à ce que j'avois entendû dire qu'il y avoit un libele où l'on parloit de moi comme d'un empoisoneur et d'un assasin. Vous seriés vous douté mon cher ami me connoissant depuis environ 50 ans qu'on découvriroit que j'étois tout cela? On ne sçait comme vous voyés à qui l'on a affaire ny avec qui l'on vit. Ce n'est point Vergi qui m'a brouillé avec le Tiran, c'est quelque tracassier subalterne qui se sera donné ce passe tems. Sérieusement, j'en suis très affligé. J'ai toujours eu du goust et de l'attachement pour le Tiran et ce qui rend ma scituation plus cruelle encor c'est que je lui ai véritablement obligation et vous le sçavés,
Après vous avoir témoigné ma peine je ne comprends pas davantage pourquoi parce qu'on est mécontent de moi on ne veut pas que vous usiés du droit le plus légitime, le droit de disposer de vos rosles qui sont à remplacer. Je dirois comme le Roi de Suede, qu'a de commun la bombe? Je crains mon cher ami que ce ne soit par un peu de foiblesse que vous ayés été battû. Vous réusiriés avec la justice et la fermeté mais vous redoutés le tiran, vous ne voulés pas vous brouiller pour ce que vous regardés mal à propos comme peu de chose. Ne le connoissés vous plus? ne sçavés vous pas qu'en lui tenant tête on n'en est pas plus mal avec lui? Parlés donc, agissés comme vous le devés et comptés qu'en prenant ce ton vous ferés respecter vos intentions.
Je vous suis très obligé de votre bonne volonté quoiqu'un peu tardive de m'envoyer le portatif, mais il ne faut pas se servir d'une voye qui commettroit notre ministre. Chargés en quelqu'honnête voyageur, c'est l'unique moyen de me faire parvenir un ouvrage dont je fais le plus grand cas et que je n'ai point complet. Puisque vous croiés que le passeport envoyé pour le vieux père Moltou ne suffit pas j'en demanderai un autre et j'espère vous l'envoyer incessament. Le parlement de Dijon a une furieuse peine à accoucher du mémoire qu'on attend au sujet des dixmes. Heureusement rien ne périclite ny pour le présent ny pour l'avenir.
Votre lettre est remise à le Kain. Il est de plus en plus digne de vos bontés par son attachement pour vous et par ses talents, qui ne font que croître et embellir. Sa maladie même l'a servi, elle lui a ôté un embonpoint qui nuisoit à l'illusion. Une figure grosse et rubiçonde n'est nullement propre à rendre les passions tragiques. On essaye beaucoup de nouveaux acteurs, il s'en trouvera à la fin quelqun capable de figurer dans les roués, ainsi gardés vous de les abandonner. Je suis très fâché que vous ayés abbattu votre théâtre et rendu les délices. Il me semble que plus on avance en âge moins il faut perdre d'amusements. C'est ma maxime et je m'en trouve bien. Je cultive mon goust pour les spectacles, j'écarte tout ce qui pourroit le diminuer et malgré les pertes qu'on a fait au tripo je trouve encor à me sauver. Parlés à l'exjesuite mon cher ami, persuadés le, répétés lui qu'il faut qu'il s'en tire à son honneur.
Me d'Argental est très sensible à l'intérêt que vous prenés à sa toulx, c'est une ancienne humeur qui la tourmente, elle l'a toujours combattu sans pouvoir la détruire. Il faut vivre avec elle et se contenter de l'adoucir. Elle vous embrasse ainsi que moi aussi tendrement que nous vous aimons. Elle compte répondre incessament à Madame Denis.