à Paris ce 16 janvier 1765
Je vous félicite, mon cher ami, d'avoir retrouvé un oeil, j'espère que l'autre reviendra, car quoique votre âme ait tous les yeux possibles je ne veux pas qu'il manque rien à votre corps.
Votre penser, après ce que vous avés éprouvé, n'est ny indigne ny bas ny lâche mais il n'est pas conforme à ce qu'on désire ici. Je vous en ai dit les raisons. J'ai montré à M. de Praslin tout ce que vous m'avés écrit sur Genève. Il ne croit pas que le gouvernement de la république soit dans un danger véritable, mais je vous assure qu'il ne souffrira pas qu'on le change. Vous paroissés surpris de ce que Rousseau se trouve un malhonnête homme. On ne vous a donc pas donné les mémoires que j'ai eû. Vous auriés sçû qu'il n'est ny bon ny philosophe. Il est noir, ingrat, faux dans ses idées, dans ses sentimens, dans ses actions, en un mot il cache l'âme d'un scélérat sous le manteau de Diogene.
Ce n'est point je crois le tripot qui m'a brouillé ou du moins mis en froid avec le tiran. Je vois avec douleur un effet dont j'ignore totalement la cause. Vous ne me dites point ce qu'il a répondû à vos justes représentations appuyées par sa propre signature. A votre place je ne céderois point. Comptés qu'il y a encor de quoi jouer les pièces, même dans le comique, pourvû qu'on se serve des sujets qu'on a. Le tragique est mieux. Il y a deux grandes actrices et un très grand acteur. Le Kain quoi que devenû foible de santé gagne tous les jours du côté du jeu. On a repris Varvik, il l'a joué supérieurement. On peut tirer parti de Brisard et de Molé en les plaçant bien. Il va débuter un jeune homme, fils de Blainville. On en dit des merveilles, figure, âme, jeu, intelligence, on lui accorde tout. Il faudra voir cependant s'il n'y aura pas à rabattre lorsqu'il paroitra dans le véritable point de veûe. Tel ouvrage qui réussit à la lecture n'est pas supportable au théâtre. C'est l'ensemble qui décide. Mais quoiqu'il arrive vous n'avés certainement pas de prétexte raisonable pour abandonner le tripot. Aussi allés vous reprendre nos roués et vous me donnés là une très bonne nouvelle. Croiés moi mon cher ami il en sera de l'opéra comique comme des pantins, c'est une mode qui passera et l'on reviendra toujours au bon. Me Dargental vous remercie très tendrement de l'intérêt que vous prenés à sa santé. Elle est mieux que l'année passée mais pas encor quitte d'une toulx qui l'incommode beaucoup. Elle se joint à moi pour vous embrasser comme nous vous aimons.
M. de Praslin vous adressera votre passeport. Il m'a chargé en attendant de vous dire beaucoup de choses de sa part et de vous recommander de n'être inquiet ny de Geneve ny des dixmes.