Ce mardi 16 [April 1765]
Je reçois une lettre, monsieur, à laquelle vous daignez ajouter une apostille.
J'aurais tout l'orgueil de Pompignan que je n'aurais pas celui d'imaginer que ce soit une agacerie de votre part. Je sens qu'il serait plus discret et par conséquent plus honnête de n'y pas répondre directement, mais je l'avouerai sans détour, c'est par air que j'ai l'honneur de vous écrire. Vous faites beaucoup trop d'honneur, monsieur, aux Zoïles modernes. Pourquoi vous donner la peine de les haïr? Méprisez les autant qu'ils sont méprisables, mais ne faites point parvenir leurs noms à la postérité, en les plaçant dans vos ouvrages. Si nous savons que Zoïle et Thersite ont existé, c'est du moins en apprenant que Ptolémée fit mettre en croix le premier, comme notre seigneur, et qu'Achille voulut bien descendre à assomer le second. Mais Freron! On saura par vous qu'il aura été l'opprobre de son siècle, et je doute que nous le voyions jamais seulement au pilori.a
Il y eut hier à la comédie le tapage le plus épouvantable. Dubois a eu un procès infâme avec son chirurgien, il a fait un faux serment, ce maraud en outre est un assés mauvais comédien. Sur le scandale que faisoit son affaire, mr de Richelieu signe l'ordre de le chasser, le lendemain il suspend l'exécution de son ordre et il veut avoir les avis de touts les comédiens. Ils s'assemblent et jugent: ils étoient vingt, touts les vingt déclarent par écrit chacun sur une feuille à part, sans s'être concertés que Dubois est un fripon. Sur cela mr de Richelieu trouve qu'il faut le garder, et hier à une heure après midi il envoye l'ordre de lui faire jouer dans la pièce affichée le rôle qu'il avoit fait lui même aprendre à Belcour.
L'injustice à la fin produit l'indépendence. Le Kain et Molé ont commencé par s'éloigner et se mettre en sûreté, ils ont envoyé sur les quatre heures leur désistement à la comédie, mlle Clairon a suivi avec transport un si noble exemple, Brizard s'est dévoué ensuite et toute la comédie en a fait autant, la salle étoit remplie, on a proposé le joueur qui étoit la seule pièce que l'on pût donner sans Dubois et sans les deux acteurs qui avoient disparu, le parterre s'est obstiné à avoir la tragédie annonçée, on a vu dix fois le moment où le feu alloit être mis à la salle, Mlle du Bois étoit partout animant le public contre les comédiens, enfin a huit heures on est sorti sans avoir eu de pièce. Aujourd'huy le théâtre est fermé et l'on ignore quand on le rouvrira. Brizard et d'Auberval sont déjà au fort l'évêque, mlle Clairon espère qu'on lui faira le même honneur, on court après le Kain et Molé, touts les autres se présentent et rien n'est encore prononcé sur eux, mais quoiqu'on puisse faire, rien ne les forcera à paroitre à côté de Dubois. Les partis les plus violents ne serviront qu'à les affermir dans leur résolution. On ne pardonneroit pas en vérité à mr. de Fronsac la légèreté que le très aimable maréchal son père a mis à toute cette affaire. Je ne sçais comment il s'en tirera. Il arrive aujourd'huy de Versailles. Vous qui lui avés donné l'honneur de la bataille de Fontenoy, nous verrons quel parti vous tirerés pour lui de cette journée çi.
C'est avec tout l'enthousiasme et tous les sentiments que vous devés attandre de tout être pensant que j'ay l'honneur d'être, monsieur, votre très humble et très obéissent serviteur
Le cte de Valbelle