1760-05-20, de Alexis Piron à François Thomas Marie de Baculard d'Arnaud.

Je vous rends grâces, monsieur, de votre attention, et de m'avoir fait lire l' Ecossaise, que je vous renvoie.
Il s'en faut bien que j'en pense tout le bien qu'on m'en avait dit. Le suffrage universel part sans doute du même principe que le grand cours dont est honorée la pièce du jour. Des chiens se houspillent dans la rue: tous les badauds mettent la tête aux fenêtres, les animent, les harcèlent, et, quand le combat est fini, se retirent et n'y songent plus, pendant que les combattants s'en vont léchant leurs plaies. Fréron a ici les oreilles horriblement déchirées: de quoi cela guérit il? Il n'en va déchirer qu'à plus belles dents. Les sots recommenceront de s'en amuser sans que dans tout cela les honnêtes gens trouvent le mot pour rire. Du vinaigre et de la moutarde partout, du sel nulle part. Pourquoi, par exemple, avoir fait de ce pauvre diable de Fréron un pendard formidable? Il n'y a là que du faux et de l'outré, et rien de plaisant. Fréron ne cherche à ôter la vie à personne; il cherche la sienne, et c'est tout, en nous déprimant, à la vérité, ab hoc et ab hac; mais cela n'a jamais fait tort à qui que ce soit, ni n'en saurait faire. Ce n'est nullement être un pendard, encore moins un pendard formidable. Qu'il laboure et soit bien payé; que je rie et fasse quelquefois rire; qu'il ait du pain et moi du bon temps, voilà pour mon compte tout ce que j'en pense, et tout ce que, pour le leur, devraient penser les bonnes gens qu'il mordille. Voltaire n'a-t-il point honte de se mettre en frais d'une comédie en cinq actes pour tomber sur le corpuscule de son pauvre petit adversaire? Hercule lever sa massue le plus haut qu'il peut sur la tête d'un pygmée! Il est écrasé, le beau fait d'armes! le beau treizième par dessus les douze travaux! Vive ma première épigramme!

La pauvre espèce, en champ clos, qu'un Zoïle!
Rien n'est si plat ni moins franc du collier.
Dans la mêlée, il tranche de l'Achille,
Et c'est Thersite en combat singulier.
Par passe-temps, jadis bon chevalier,
Je voulus bien désarçonner le maître;
C'est de mon fait: mais fesser l'écolier,
C'est fait de cuistre, et je ne veux point l'être.

Comme j'écrivais le dernier vers de l'épigramme, j'ai reçu, sans savoir de quelle part, un exemplaire de la comédie des Philosophes. J'en viens de lire la première scène: la versification est bonne et belle. Je me fais, sur l'échantillon, une vraie fête de lire la pièce; je pourrais aussi fort bien, si cela dure, revenir des préventions que des mécontents m'avaient données contre elle: je conçois pourtant qu'il y aura toujours un peu plus que de la malignité; mais où je vois briller le talent, je n'ai plus guère d'yeux pour le reste, sauf à y revenir. Ainsi je pourrais bien penser de la pièce tout autrement que j'en ai parlé dans la première page de cette lettre, où je n'en étais pas encore au premier mot. C'est ce que vous saurez mieux quand nous nous reverrons.

Piron