1761-02-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Je salue tendrement les frères, j'élève mon cœur à eux, et je prie dieu pour le succès du Père de famille.

J'envoie aux frères une petite cargaison, contenant un chant de la pucelle et les lettres sur la nouvelle Héloïse, ou Aloïsia de Jean Jacques, auxquelles m. le mis de Ximenès n'a fait nulle difficulté de mettre son nom, attendu qu'il ne craint pas plus Jean Jacques, que Jean Jacques ne semble craindre ses lecteurs. La nouvelle Héloïse et Daira m'ont fait relire Zaïde. Qu'on fasse quelque nouvelle tragédie, je relirai Racine.

J'ai demandé à m. Thiriot les recueils I, K, L, M, N. Il faut bien que j'aie tout l'alphabet. Je suis très fâché qu'il y ait une ville en France, nommée Paris, où il soit permis à un Fréron d'insulter l'héritière du nom de Corneille; on ne m'écrit sur cela que des lanternes. Si Fréron en avait dit autant de la petite-fille d'un laquais dont le père fût conseiller du parlement ou de la cour des aides, on mettrait Fréron au cachot. Il est digne de ceux qui laissaient mourir de faim la cousine de Cinna, de ne la pas venger. Cela redouble mon mépris pour les bourgeois qui font le gros dos parce qu'ils ont un office.

Je prie instamment m. Thiriot de mettre au cabinet, l'épître d'Abraham Chaumeix à mademoiselle Clairon. Ce n'est pas qu'on craigne le petit singe à face de Thersite, au sourcil noir, et au cœur noir; on a pour lui autant d'horreur que pour Fréron. C'est dommage qu'un aussi insolent et aussi absurde persécuteur ne soit puni que par des vers et par l'exécration publique; il est bien heureux d'avoir affaire à des philosophes qui ne peuvent se venger que par le mépris. Je voudrais bien voir un de ces faquins, si fiers de leurs petites charges, voyager dans les pays étrangers: il ferait une plaisante figure à côté d'un homme de mérite.