1777-04-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Raton n'a pu répondre à la lettre du 6e Mars de ce vrai philosophe Bertrand, au sujet de l'ancienne anecdote touchant feu Cartouche Fréron.
La raison de son silence est qu'il reçut il y a un mois un avertissemt de la nature qui le somma de comparaître bientôt au tribunal devant qui ce maraut de Fréron étale actuellement l'éternité littéraire. Il n'est pas encor bien rétabli de son accident, et il se trouve même bien hardi dans l'état où il est d'oser écrire à Bertrand.

Les anecdotes dont il est question sont quelque chose de si bas, de si misérable, de si crasseux; c'est un ramas si dégoûtant d'avantures des halles et de sacristies qu'il n'y a qu'un porte-Dieu, ou un crocheteur qui ait pu écrire une pareille histoire. J'en ai quelque part un éxemplaire que Thiriot le fureteur m'envoia, et dès que je pourai retrouver ce rogaton je le ferai parvenir à Mr De La Harpe.

Je ne conçois pas pourquoi son journal a moins de vogue que celui de Linguet. Je suis persuadé qu'à la fin on préfèrera la raison et le bon goût à des paradoxes de forcené.

On m'a envoyé la philosophie de la nature, prétendue troisième édition en six volumes, et on m'aprend que l'auteur a été condamné par le Châtelet au bannissement perpétuel, et qu'il est à présent au cachot les fers aux pieds et aux mains. On m'a envoié aussi les noms des juges. On ne sçait pas encor à quoi ils seront condamnés.

Je ne sçais pas quel opéra comique divise actuellement tout Paris. Je sçais seulement que je mourrai bientôt et que je vous embrasse avec la plus vive tendresse.

V.