1770-08-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Joseph Dorat.

J'ignore, Monsieur, et je veux ignorer quel est le sot ou le fripon, ou celui qui revêtu de ces deux caractères, a pu vous dire que j'étais l'auteur des anecdotes sur Fréron.
Il aura pu dire avec autant de vraisemblance que j'ai fait Gusman d'Alfarache. Je n'ai jamais, Dieu merci, ni connu ni vu ce misérable Fréron. Je n'ai jamais vu aucune de ses rapsodies, éxcepté une demi douzaine que je tiens de Mr La Combe. Je sais seulement que c'est un barbouilleur de papier complettement déshonoré.

Je ne connais pas plus ses prétendus croupiers que sa personne. Je suis absent de Paris depuis plus de vingt ans, et je n'y ai jamais fait avant ce tems qu'un séjour très court.

L'auteur des anecdotes sur Fréron, dit qu'il a été très lié avec lui. J'ai essuié bien des malheurs en ma vie, mais j'ai été préservé de celui là.

Je n'ai jamais vu Mr L'abbé de Laporte dont il est tant parlé dans ces anecdotes. On dit que c'est un fort honnête homme, incapable des horreurs dont Fréron est chargé par tout le public.

Vous senté, Monsieur, qu'il est impossible que j'aie vu Fréron au Caffé de Viseu dans la rue Mazarine. Je n'ai jamais fréquenté aucun caffé, et j'aprends pour la première fois par ces anecdotes que ce caffé de Viseu éxiste ou a éxisté.

Il est de même impossible que je sache quels sont les marchés de Fréron avec les Libraires, et tous les vils détails des friponeries que l'auteur lui reproche. Il serait absurde de m'imputer la forme et le stile d'un tel ouvrage.

Vous vous plaignez que vôtre nom se trouve parmi ceux que l'auteur accuse d'avoir travaillé avec Fréron. Ce n'est pas assurément ma faute. Tout ce que je puis vous dire c'est que vous me semblez avoir tort d'appeller celà un affront, puisque vous pouvez très bien lui avoir prêté vôtre plume sans avoir eu part à ses infâmies. Vous m'aprenez vous même que vous avez inséré dans les feuilles de ce Fréron un extrait contre Mr de La Harpe.

Je ne sais ce que c'est que l'autre imputation dont vous me parlez.

Si vous êtes curieux de savoir quel est l'auteur des anecdotes adressez vous à Mr Thiriot; il doit le connaître; et il y a quelques années qu'il m'écrivit touchant cette brochure. Adressez vous à Mr Marin qui est au fait de tout ce qui s'est passé depuis quinze ans dans la librairie, et qui sait parfaittement que je ne puis avoir la moindre part à toutes ces futilités. Adressez vous à Made Duchène, à Mr Gui, lesquels doivent être fort instruits des gestes de Fréron; adressez vous à Lambert chez qui l'auteur dit avoir vu les pièces d'un procez entre Fréron et sa sœur la fripière. Adressez vous à Mr L'abbé de la Porte qui doit être mieux informé que personne. L'auteur parait avoir écrit il y a six ou sept ans; et je vous avoue que j'ai la curiosité de savoir son nom.

Je connais deux éditions des anecdotes, l'une qui est celle dont vous me parlez, l'autre qui se trouve dans un pot pouri en deux volumes. Il faut qu'il y en ait une troisième un peu différente des deux autres, puisque vous me parlez d'une nouvelle accusation contre vous que je ne trouve pas dans celle qui est en ma possession.

En voilà trop sur un homme si méprisable et si méprisé.

Vous pouvez faire imprimer vôtre Lettre et la mienne.

J'ai l'honneur d'être avec tous les sentiments que je dois à vôtre mérite

Monsieur

Vôtre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire