1754-02-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Vous n'étes pas accoutumé, mon cher et respectable ami, à recevoir des lêttres de moi qui ne soient pas de ma main, mais je n'en peux plus.
Je viens d'écrire quatre pages à Madame Denis et de faire bien des paquets. Pardonnez moi donc, conservez moi vôtre tendre amitié, écoutez où devinez mes raisons, et jugez moi.

Si j'avais de la santé et si je pouvais comme au paravant, travailler tout le jour et me passer de sécours, j'irais très volontiers dans la solitude de Ste Palais. Mais il me faut des livres, une où deux personnes qui puissent me consoler quelque fois, une garde-malade, un Apoticaire, et tout ce qu'on peut trouver de sécours dans une ville, éxcepté des Jésuites allemands. Ne vous faites point d'ailleurs d'illusions, mon cher ami, le petit abbé moura dans le château où il est. Je ne vous en dis pas davantage, et vous devez me comprendre. Je ne vous ai demandé, non plus qu'à madame Denis qu'un Commissionaire pour solliciter mes affaires chez Mr. de Laleu, pour aider made Denis dans la vente de mes meubles, pour faire ses commissions comme les miennes, pour m'envoier du caffé, du chocolat, les mauvaises brochures et les mauvaises nouvelles du tems, à l'adresse qu'on lui indiquerait. Je vous le demande encor instamment, en cas que vous puissiez connaître quelque homme de cette éspèce. Je ne sais si un nommé Mérobert qui trotte pour Mr. de Bachaumont ne serait pas nôtre affaire.

Vous devinez aisément par ma dernière lêttre, mon cher ange, ce que je dois souffrir. Je n'ai autre chose à vous ajouter si-non que je continuerai jusqu'à ma mort la pension que je fais à la personne que vous savez et que je l'augmenterai dès que mes affaires auront pris un train sür et réglé. Je lui en ai assuré d'ailleurs bien davantage, et j'avais ésperé quand elle me força de revenir en France, la faire jouïr d'un sort plus heureux. Je me flatte qu'elle aura du moins une fortune assez honnête. C'est tout ce que je peux et tout ce que je dois après ce que vous savez qu'elle m'a écrit. Ce dernier trait de mes infortunes a achevé de me déterminer. Je ne me plaindrai jamais d'elle. Je conserverai chèrement le souvenir de son amitié. Je m'attendrirai sur ce qu'elle a souffert, et vôtre amitié, mon cher ange, restera ma seule consolation. Mon cher ange je suis bien loin de verser des larmes sur mes malheurs mais j'en verse en vous écrivant.

V.