Au château de Ferney, 7 mai 1762
Par quel hasard s'est il pu faire, mon cher ami, que vous ayez lu quelques feuilles de l' Année littéraire de maître Aliboron? chez qui avez vous trouvé ces rapsodies? Il me semble que vous ne voyez pas d'ordinaire mauvais compagnie. Le monde est inondé des sottises de ces folliculaires qui mordent parce qu'ils ont faim, & qui gagnent leur pain à dire de plates injures.
Ce pauvre Fréron, à ce que j'ai ouï dire, est comme les gueuses des rues de Paris, qu'on tolère quelque temps pour le service des jeunes gens désœuvrés, qu'on renferme à Bissêtre trois ou quatre fois par an, & qui en sortent pour reprendre leur premier métier.
J'ai lu les feuilles que vous m'avez envoyées. Je ne suis pas étonné que maître Aliboron crie un peu sous les coups de fouet que je lui ai donnés. Depuis que je me suis amusé à immoler ce polisson à la risée publique sur tous les théâtres de l'Europe, il est juste qu'il se plaigne un peu. Je ne l'ai jamais vu, dieu merci. Il m'écrivit une grande lettre il y a environ vingt ans. J'avais entendu parler de ses mœurs, & par conséquent je ne lui fis point de réponse. Voilà l'origine de toutes les calomnies qu'on dit qu'il débita contre moi dans ses feuilles. Il faut le laisser faire, les gens condamnés par leurs juges ont permission de leur dire des injures.
Je ne sais ce que c'est qu'une comédie italienne qu'il m'impute, intitulée, Quand me mariera-t-on? voilà la première fois que j'en ai entendu parler. C'est un mensonge absurde. Dieu a voulu que j'aie fait des pièces de théâtre pour mes péchés; mais je n'ai jamais fait de farce italienne. Rayez cela de vos anecdotes.
Je ne sais comment une lettre que j'écrivis à mylord Littleton et sa réponse, sont tombées entre les mains de ce Fréron; mais je puis vous assurer qu'elles sont toutes deux entièrement falsifiées. Jugez en; je vous en envoie les originaux.
Ces messieurs les folliculaires ressemblent assez aux chiffonniers, qui vont ramassant des ordures pour faire du papier.
Ne voilà-t-il pas encore une belle anecdote, & bien digne du public, qu'une lettre de moi au professeur Haller, & une lettre du professeur Haller à moi! & de quoi avisa Mr Haller de faire courir mes lettres & les siennes? & de quoi s'avise un folliculaire de les imprimer & de les falsifier pour gagner cinq sous? Il me la fait signer du château de Tournex, où je n'ai jamais demeuré.
Ces impertinences amusent un moment des jeunes gens oisifs, & tombent le moment d'après dans l'éternel oubli où tous les riens de ce temps-ci tombent en foule.
L'anecdote du cardinal de Fleuri sur le Quemadmodum que Louïs XIV n'entendait pas, est très vraie. Je ne l'ai rapportée dans le Siècle de Louïs XIV que parce que j'en étais sûr, & je n'ai point rapporté celle de Niticorax parce que je n'en étais pas sûr. C'est un vieux conte qu'on me faisait dans mon enfance qu collège des jésuites, pour me faire sentir la supériorité du père de la Chaise sur le grand aumônier de France. On prétendait que le grand aumonier interrogé sur la signification de Niticorax, dit que c'était un capitaine du roi David, & que le révérend père la Chaise assura que c'était un hibou; peu m'importe; et très peu m'importe encore qu'on fredonne pendant un quart d'heure dans un latin ridicule un niticorax grossièrement mis en musique.
Je n'ai point prétendu blâmer Louïs XIV d'ignorer le latin; il savait gouverner, il savait faire fleurir tous les arts, cela vaut mieux que d'entendre Cicéron. D'ailleurs, cette ignorance du latin ne venait pas de sa faute, puisque dans sa jeunesse il apprit de lui même l'italien & l'espagnol.
Je ne sais pas pourquoi l'homme que le folliculaire fait parler, me reproche de citer le cardinal de Fleuri, & s'égaie à dire que j'aime à citer de grands noms. Vous savez, mon cher ami, que mes grands noms sont ceux de Newton, de Loke, de Corneille, de Racine, de La Fontaine, de Boileau. Si le nom de Fleuri était grand pour moi, ce serait le nom de l'abbé Fleuri, auteur des discours patriotiques & savants, qui ont sauvé de l'oubli son histoire ecclésiastique; & non pas le cardinal de Fleuri que j'ai fort connu avant qu'il fût ministre, & qui, quand il le fut, fit exiler un des plus respectables hommes de France, l'abbé Pucelle, & empêcha bénignement pendant tout son ministère, qu'on ne soutînt les quatre fameuses propositions, sur lesquelles est fondée la liberté française dans les choses ecclésiastiques.
Je ne connais de grands hommes que ceux qui ont rendu de grands services au genre humain.
Quand j'amassai des matériaux pour écrire le Siècle de Louïs XIV, il fallut bien consulter des généraux, des ministres, des aumôniers, des dames & des valets-de-chambre. Le cardinal de Fleuri avait été aumônier, & il m'apprit fort peu de chose. M. le maréchal de Villars m'apprit beaucoup pendant quatre ou cinq années de temps, comme vous le savez; & je n'ai pas dit tout ce qu'il voulut bien m'apprendre.
Mr le duc D'Antin me fit part de plusieurs anecdotes, que je n'ai données que pour ce qu'elles valaient.
M. de Torcy fut le premier qui m'apprit par une seule ligne en marge de mes questions, que Louïs XIV n'eut jamais de part à ce fameux testament du roi d'Espagne Charles II, qui changea la face de l'Europe.
Il n'est pas permis d'écrire une histoire contemporaine autrement qu'en consultant avec assiduité, & en confrontant tous les témoignages. Il y a des faits que j'ai vus par mes yeux, & d'autres par des yeux meilleurs. J'ai dit la plus exacte vérité sur les choses essentielles.
Le roi régnant m'a rendu publiquement cette justice: je crois ne m'être guère trompé sur les petites anecdotes, dont je fais très peu de cas; elles ne sont qu'un vain amusement. Les grands événements instruisent.
Le roi Stanislas, duc de Lorraine, m'a rendu le témoignage authentique, que j'avais parlé de toutes les choses importantes, arrivées sous le règne de ce héros imprudent, comme si j'en avais été le témoin oculaire.
A l'égard des petites circonstances, je les abandonne à qui voudra; je ne m'en soucie pas plus que de l'histoire des quatre fils Aimon.
J'estime bien autant celui qui ne fait pas une anecdote inutile, que celui qui la fait.
Puisque vous voulez être instruit des bagatelles & des ridicules, je vous dirai que votre malheureux folliculaire se trompe, quand il prétend qu'il a été joué sur le théâtre de Londres, avant d'avoir été berné sur celui de Paris par Jérôme Carré. La traduction, ou plutôt l'imitation de la comédie de l'Ecossaise & de Fréron, faite par mr George Kolman, n'a été jouée sur le théâtre de Londres qu'en 1766, & n'a été imprimée qu'en 1767 chez Beket & de Hondt. Elle a eu autant de succès à Londres qu'à Paris, parce que par tout pays on aime la vertu des Lindanes & des Friports, & qu'on déteste les folliculaires qui barbouillent du papier, & mentent pour de l'argent. Ce fut l'illustre Garrick qui composa l'épilogue. Mr George Kolman m'a fait l'honneur de m'envoyer sa pièce; elle est intitulée The English Merchant.
C'est une chose assez plaisante qu'à Londres, à Petersbourg, à Vienne, à Gènes, à Parme, & jusqu'en Suisse, on se soit également moqué de ce Fréron. Ce n'est pas à sa personne qu'on en voulait; il prétend que l'Ecossiaise ne réussit à Paris, que parce qu'il y est détesté. Mais la pièce a réussi à Londres, à Vienne, où il est inconnu. Personne n'en voulait à Pourceaugnac, quand Pourceaugnac fit rire l'Europe.
Ce sont là des anecdotes littéraires assez bien constatées. Mais ce sont, sur ma parole, les vérités les plus inutiles qu'on ait jamais dites. Mon ami, un chapitre de Cicéron, de officiis, & de natura deorum, un chapitre de Loke, une lettre provinciale, une bonne fable de La Fontaine, des vers de Boileau & de Racine, voilà ce qui doit occuper un vrai littérateur.
Je voudrais bien savoir quelle utilité le public retirera de l'examen que fait le folliculaire, si je demeure dans un château ou dans une maison de campagne. J'ai lu dans une des quatre cent brochures faites contre moi par mes confrères de la plume, que madame la duchesse de Richelieu m'avait fait présent un jour d'un carrosse fort joli, & de deux chevaux gris pommelés, que cela déplut fort à Mr le duc de Richelieu. Et là dessus on bâtit une longue histoire: le bon de l'affaire, c'est que dans ce temps là, Mr le duc de Richelieu n'avait point de femme.
D'autres impriment mon portefeuille retrouvé, d'autres mes lettres à m. B. & à madame D., à qui je n'ai jamais écrit; & dans ces lettres toujours des anecdotes.
Ne vient on pas d'imprimer les Lettres prétendues de la reine Christine, de Ninon L'Enclos? &c. &c. Des curieux mettent ces sottises dans leurs bibliothèques, & un jour quelque érudit aux gages d'un libraire les fera valoir comme des monuments précieux de l'histoire. Quel fatras! quelle pitié! quel opprobre de la littérature! quelle perte de temps!
Je lis actuellement des articles de l'Encyclopédie, qui doivent servir d'instruction au genre humain; mais tout n'est pas égal, &c. &c.