1765-04-18, de Étienne Noël Damilaville à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon très illustre Maitre, J'ai une grande nouvelle à vous aprendre et qui vous fera certainement un grand plaisir, car elle est aussi honorable qu'avantageuse pour la philosophie et pour les Lettres.

Il y a longtemps que Diderot cherche à vendre sa bibliotèque pour assurer la dot de sa fille, qu'il n'auroit pas pu prendre sur ce qu'il a sans se réduire à manquer pour ainsi dire du nécessaire. Grimm a écrit au Général Betzki pour proposer à l'impératrice de Russie cette bibliotèque et sans spécifier rien de l'espèce des Livres il Lui a marqué qu'elle pouvait faire entre des amis, un objet de 13 à 15000lt. Le Général répond que l'impératrice n'a pu voir sans beaucoup de peine ce sacriffice Paternel, Qu'elle prend La bibliotèque pour 16000lt et qu'elle donne des ordres au Prince Galizin son ambassadeur pour le payement de cette somme, mais àcondition que Diderot gardera Les Livres pour son usage jusqu'à ce que l'Impératrice Les fasse demander et qu'il acceptera chaque année l'excédent du prix, c'est à dire cent pistoles, pour Les soins qu'il en prendra. Je ne crois pas que l'on puisse accorder un bienfait avec plus de noblesse et de délicatesse. La manière vaut mieux encore que la chose quoi qu'elle soit fort importante pour Diderot puisqu'enfin elle fait une différence de 1800lt de rente de plus dans sa fortune. Aussi en est il d'une sensibilité qui l'a presque rendu stupide pendant vingt quatre heures. Tous Les honêtes gens s'en réjouissent pour lui personnellement qui ne paroitra plus du moins ne tenir à rien et abandonné aux méchants, et pour la cause commune à qui cela ne peut que faire beaucoup de bien. Frère Dalembert doit en faire des remercimens à l'Impératrice. Si on a pour deux sols de pudeur dans ce pays on doit rougir de voir Les souverains du Nord venir de si Loin secourrir le mérite et la vertu qu'on laisse dans l'indigence et honorer la philosophie que l'on méprise.

Autre nouvelle, il n'y a point eu de spectacle aux François Lundi dernier, jour de la rentrée. Dubois avait été chassé pour friponerie par ordre de m. le maal de Richelieu et par le vœu de ses confrères. Il a plu à m. de Fronsac de trouver le père innocent dans les bras de la fille, enconséquence Lundi matin, M. le maalécrit aux Comédiens que Le Roi s'est réservé de décider si Dubois était un fripon ou non, qu'en attendant ils eussent à jouer avec lui Le Siège de Calais qui devait être donné. Aussitôt Le Kain et Molét décampent, melle Clairon, incomodée, va se mettre dans son Lit, on veut représenter le Joueur, Le public Le refuse, il y a un tapage du Diable, tout Le monde s'en va, on rend l'argent et le lendemain Brizard, dont la femme accouche le même jour, est mis au fort l'éveque avec Doberval; il faut avouer qu'il est bien extraordinaire qu'on employe l'autorité pour empêcher les honêtes gens de l'être et pour les en punir. On ne conçoit rien à tout ce qui arrive. Ce Siège de Calais produit des choses aussi monstrueuses que lui.

Parlons d'affaires présentement, Mon très illustre Maitre. J'ai remis à Elie les deux feuillets signés Sirven que vous avez eu la bonté de me renvoyer, il travaille àforce, mais je n'ai point encore reçu l'arrêt confirmatif du Parlement archiWelche.

Je suis toujours bien affligé de n'avoir point l'ouvrage de feu l'abbé Bazin, mon ancien ami. Son neveu a très bien fait de l'adresser à l'impératrice de touttes Les Russies, vous voyez qu'elle le mérite. Ne vous serait il pas possible, mon très cher Maître, d'en faire parvenir aumoins un exemplaire à M. Cattand l'ainé avocat en Parlement à St Claude? Il me l'enverrait par la poste, sous le couvert de M. de Courteille, et je vous en aurais la plus grande obligation.

Pour peu que frère Gabriel y ait pensé, la réponse au Théologien doit être imprimée, ou elle ne le sera jamais. Ce qui nous arrive par raport à la destruction, qui n'est pas encore permise, doit nous faire présumer touttes les difficultés que nous éprouverons pour ce papier, qui en est plus susceptible. Il faut enconséquence qu'avant d'envoyer ici ce qu'il destine pour y être distribué, il m'en fasse parvenir quelques exemplaires par la voye de M. Cattand: affin que je voye avec Marin, s'il y aura moyen d'en débiter, car si on s'y oppose absolument, comme je le crains, il serait inutile de faire les frais de la voiture d'un balot qu'on ordonnerait de renvoyer et il faudrait se contenter à Paris de ce qui pourrait y parvenir des Provinces où rien n'empêcherait d'en adresser. Je vous suplie, Mon très cher Maitre, de faire ensorte que frère Gabriel donne un peu d'attention à tout ceci.

Comme il faut connaitre ses amis, Je vous envoye un Couplet de made Dudéffand. Remarqués surtout combien les expressions en sont Liriques. Vous voyés que s'il est des souverains qui honorent La philosophie, il est des fourbes qui la déchirent.

Vous a t'on marqué qu'il se fait actuellement en Angleterre une souscription pour made Calas? Cette nation là ne cesse d'humilier La nôtre, et la nôtre ne cesse de se dégrader. Cela fait pitié, mais consolons nous puis qu'il est encore au monde des endroits où la raison et la vertu sont encore chéries et respectées. La patrie du sage est partout. Unissons nous plus étroitement que jamais dans le saint amour de la vérité et dans l'horreur de l'Inf: Dalembert, Diderot et moi sommes tous les trois autour de votre Col et vous baisons comme des pauvres.