1758-03-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher et respectable ami je ne devrois être étonné de rien à mon âge.
Je le suis pourtant de ce testament. Je sçais à n'en pouvoir douter que le testateurétait l'homme du sacré collège qui avait le plus d'argent comptant. Il y a sept ou huit ans que l'homme de confiance dont vous me parlez luy sauva cinq cent mille livres qui étaient en dépost chez un homme d'affaires dont le nom ne me revient pas. C'est celui qui se coupa la gorge pour faire banqueroute, ou qui fit croire qu'il se l'était coupée. On eut le temps de retirer les cinq cent mille livres avant cette belle avanture.

Certainement si madame de Groslée ne se retire pas à Grenoble, si elle reste à Lyon, l'homme de confiance sera l'homme le plus propre à vous servir et vous croiez bien mon cher ange que je ne manquerai pas de l'encourager, quoy qu'un homme qui vous a vu et qui vous connait, n'ait assurément nul besoin d'aiguillon pour s'intéresser à vous.

Je suis charmé que M. le maréchal de Richelieu ait exigé du cardinal votre oncle l'action honnête qu'il fit quand il vous assura une partie de sa pension. Mais s'il faut toujours envoier de nouvelles armées se fondre en Allemagne il est à craindre qu'à la fin les pensions ne soient mal payées. Heureux ceux dont la fortune est indépendante. Je ne reviens point de votre singulière avanture de cette maison dans une ile que les anglais ont brûlée. Il faut au moins que par un dédommagement très légitime la pension vous soit payée exactement.

Je ne sçais si monsieur le maréchal de Richelieu a baucoup de crédit à la cour. Je crois que vous le voyez souvent. Je ne suis pas trop content de luy. Je vous ai déjà dit qu'il s'était figuré que je devais courir à Strasbourg pour le voir à son passage lors qu'il alla commander cette malheureuse armée. Madame Denis était alors très malade. Elle avait la fièvre. Vous vous souvenez que le Roy de Prusse luy avait fait enfler une cuisse il y a cinq ans. Cette cuisse renflait encore. Les maux que les rois causent n'ont point de fin. Mr de Richelieu a trouvé mauvais apparemment que je ne luy aye pas sacrifié une cuisse de nièce. Il ne m'a point écrit et le bon de l'affaire est que le roy de Prusse m'écrit souvent. Cependant je veux toujours plus compter sur M. de Richelieu que sur un Roy. Il est vray que dans mon agréable retraitte ny les monarques ny les généraux d'armée ne troublent guères mon repos.

Quant à l'enciclopédie mon cher ange voicy ce que je vous supplie de faire entendre à Diderot, s'il est assez heureux pour vous voir.

Quand Dalembert m'a envoyé des articles à faire j'ay toujours crû et j'ay dû croire que Diderot et compagnie étaient de concert avec luy. S'ils veulent que je donne ces articles destinez au huitième volume la chose vaut bien peu, si elle ne vaut la peine que Diderot m'en prie.

Mais en ce cas il faudra toujours me les renvoier par Bouret ou quelqu'autre contresigneur  afin que je les corrige. Et supposé que Diderot et compagnie me chargent de ces articles, je dois supposer encore que d'autres n'y travailleront pas.

Je suis toujours affligé que Diderot, Dalembert et autres ne se soient pas réunis, n'ayent pas donné des loix, n'aient pas été libres. Et je suis toujours indigné que l'enciclopédie soit avilie et défigurée par mille articles ridicules, par mille déclamations d'écolier qui ne mériteraient pas de trouver place dans le mercure. Voylà mes sentiments, et parbleu j'ay raison.

Mille tendres respects à tous les anges. Je vous embrasse tant que je peux.

le suisse V.