Lausane 26 février [1758]
Quand j'écris au Roy de Prusse et à M. l'abbé de Berni sur des choses peu importantes, ils m'honorent d'une réponse dans la huitaine.
J'écrivis à Mr Diderot il y a deux mois sur une affaire très grave qui le regarde et il ne me donna pas signe de vie. Je demanday réponse par quatre ou cinq ordinaires, et je n'en obtins point. Je fis redemander mes lettres. J'étais en droit de regarder ce procédé comme un outrage. Il a dû me blesser d'autant plus que j'ay été le partisan le plus déclaré de l'enciclopédie. J'ay même travaillé à une cinquantaine d'articles qu'on a bien voulu me confier. Je ne me suis point rebuté de la futilité des sujets qu'on m'abandonnait, ny du dégoust mortel que m'ont donné plusieurs articles de cette espèce, traittez avec la même ineptie qu'on écrivait autrefois le mercure galant, et qui déshonorent un monument élevé à la gloire de la nation. Personne ne s'est intéressé plus vivement que moy, à mr Diderot et à son entreprise. Plus cet intérest est ardent, plus j'ay dû être outré de son procédé.
Je ne suis pas moins affligé de ce qu'il m'écrit enfin au bout de deux mois. Des engagements avec des libraires! C'est bien à un grand homme tel que luy à dépendre des libraires! c'est aux libraires à attendre ses ordres dans son antichambre. Cette entreprise immense vaudra donc à mr Diderot environ trente mille livres! Elle devrait luy en valoir deux cent mille (j'entends à luy et à mr Dalembert et à une ou deux personnes qui les secondent), et s'ils avaient voulu seulement honorer le petit trou de Lausane de leurs travaux, je leur aurais fait mon billet de deux cent mille livres, et s'ils étaient assez persécutez et assez déterminez pour prendre ce parti en s'arrangeant avec les libraires de Paris on trouverait bien encor le moyen de finir l'ouvrage avec une honnête liberté, et dans le sein du repos, et avec sûreté pour les libraires de Paris et pour les souscripteurs. Mais il n'est pas question de prendre un parti si extrême qui cependant n'est pas impraticable, et qui ferait honneur à la philosofie.
Il est question de ne se pas prostituer à de vils ennemis, de ne pas travailler en esclaves des libraires, et en esclaves des persécuterus. Il s'agit d'attirer pour son ouvrage et pour soy même la considération qu'on mérite. Pour parvenir à ce but essentiel, que faut il faire? Rien. Ouy ne rien faire, ou paraitre ne rien faire, pendant six mois, pendant un an. Il y a trois mille souscripteurs. Ce sont trois mille voix qui crieront, laissez travailler avec honneur ceux qui nous instruisent, et qui honorent la nation. Le cri public rendra les persécuteurs exécrables. Vous me mandez mon cher et respectable ami que M. le procureur général a été très content du septième volume. C'est déjà une bonne sûreté. L'ouvrage est imprimé avec aprobation et privilège du roy, il ne faut donc pas soufrir qu'un misérable ose prêcher devant le Roy contre la raison imprimée une fois avec privilège; il ne faut donc pas soufrir que l'auteur de la gazette dise dans les affiches de province que les précepteurs de la nation veulent anéantir la relligion et corrompre les mœurs, il ne faut donc pas soufrir qu'un écrivain mercénaire débite impunément le libelle des Kakouacs.
Ces deux misérables dépendent des bureaux du ministère, mais sûrement ce n'est pas mr l'abbé de Bernis qui les encourage, ce n'est pas madame de Pompadour. Je suis persuadé au contraire que me de P. obtiendrait une pension pour Mr Diderot. Elle y mettrait sa gloire, et j'ose croire que cela ne serait pas bien difficile.
C'est à quoy il faudrait s'occuper, pendant six mois. Que Mr Diderot, mr d'Alembert, mr de Jaucour, et l'auteur de l'excellent article de la génération, déclarent qu'ils ne travailleront plus si on ne leur rend justice, si on leur donne des réviseurs malintentionez, et je vois évidemment que dans trois mois la voix du public qui est la plus puissante des protections, mettra ceux qui enseignent la nation sur le trône des lettres où ils doivent étre. Alors mr Dalembert devra travailler plus que jamais. Alors il travaillera. Mais il faut avoir, et la sagesse d'étre tous unis, et le courage de persister quelques mois à déclarer qu'on ne veut point travailler sub gladio. Ce n'est pas certainement un grand mal de faire attendre le public, c'est au contraire un très grand bien. On amasse pendant ce temps là des matériaux, on grave des planches, on se ménage des protections, et ensuitte on donne un huitième volume dans le quel on n'insère plus les plattes déclamations et les trivialitez dont les précédents ont été infectez. On met à la tête de ce volume une préface dans la quelle on écrase les détracteurs avec cette noblesse et cet air de supériorité dont Hercule écrase un monstre dans un tableau de Lebrun.
En un mot je demande instamment, qu'on soit uni, qu'on paraisse renoncer à tout, qu'on s'assure protection et liberté, qu'on se donne tout le public pour associé, en le faisant craindre de voir tomber un ouvrage nécessaire.
Tout le malheur vient de ce que M. Diderot n'a pas fait d'abord la même déclaration que M. Dalembert. Il en est encor temps. On viendra à bout de tout avec l'air de ne vouloir plus travailler à rien. Du temps; et des amis; et le succez est infaillible. Je suis en droit d'écrire à me de Pompadour les lettres les plus fortes, et je ferai écrire des personnes de poids, si on trouve ce party convenable.
Mais un homme qui est capable de passer deux mois sans faire réponse sur des choses si essentielles, est il capable de se remuer comme il faut dans une telle affaire?
Je prie instament mr Diderot de brûler devant mr Dargental mon billet sur les Kakouacs dans le quel je me méprenais sur l'auteur. J'aime mr Diderot, je le respecte et je suis fâché.
V.