à Lausane 21 janvier [1758]
Eh bien mon ancien et tranquile ami, comment traitte t'on les Kakouacs?
La guerre est donc partout, et tandis qu'on s'extermine en Allemagne au milieu des neiges, on attaque de tous côtez les pauvres enciclopédistes à Paris. Je crois que je leur ai porté malheur en travaillant pour eux.
Messieurs les prêtres de Geneve se plaignent que Mr Dalembert leur fasse l'honneur de les ranger parmi les philosofes. Ils disent que ce nom n'a jamais convenu à gens de leur espèce; et ils demandent réparation. Mr Dalembert de son côté, fatigué de touttes les criailleries de ses adversaires, et persécuté sourdement par les enfans d'Ignace sans pouvoir plaire aux enfans de Calvin, renonce à l'enciclopédie. Mais il faut espérer qu'il ne persistera pas dans son dépit. Il ne faut pas que le maréchal de Saxe quitte le commandement de l'armée parce qu'il a des tracasseries à la cour.
J'ay reçu l'Iphigenie que M. de la Touche a eu la bonté de m'envoier. Nous pourions bien la jouer cet hiver dans notre tripot de Lausane. Mr Dalembert conseille à messieurs de Geneve d'avoir dans leur ville une trouppe de comédiens de bonnes mœurs. C'est ce que nous nous flattons d'être à Lausane. Ma nièce et moy nous avons de très bonnes mœurs dont j'enrage, mais il faut bien à mon âge avoir ce petit mérite. Nous avons une fille du général Constant et une belle fille de ce fameux marquis de Langalerie qui ont aussi les meilleures mœurs du monde quoy qu'elles soient assez belles pour en avoir de très mauvaises. Enfin notre trouppe est fort édifiante et deplus elle est quelquefois fort bonne. On ne peut guères passer plus doucement sa vie, loin des horreurs de la guerre et des tracasseries littéraires de Paris. Ah mon ami que les grosses gélinottes sont bonnes, mais qu'elles sont difficiles à digérer! Mon cuisinier et mon apoticaire me tuent. Adieu, je suis bien fâché de ne vous point revoir avant de rendre mon âme et mon corps à celuy qui m'a donné ces deux mauvais outils.
V.