1758-02-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Il ne s'agit point mon cher et respectable amy des articles qu'on m'avait demandez pour le 8e tome de l'enciclopédie.
Ils sont àprésent entre les mains de Dalembert. Il s'agit de papiers que Diderot a entre ses mains au sujet de l'article Geneve, et des Kakouacs, il s'agit de lettres que je luy ay écrittes aux quelles il n'a pas répondu, et que j'exige qu'il me rende. Après sa lettre que j'ay reçue aujourduy 26 au bout de deux mois je voudrais seulement qu'il brulât devant vous le petit billet que je luy écrivis au sujet du libelle des Kakouacs, libelle que je croiais alors fait par les jesuittes. Il a presque Désavoué Dalembert sur l'article Geneve. Il a abandonné son ami et son associé qui avait très grande raison, et qui n'a dit que l'exacte vérité, vérité même dont les prédicants génevois conviennent assez dans la profession de foy qu'ils viennent de Publier. Il faut d'ailleurs que Diderot soit le plus mou et le plus faible des hommes, pour continuer à travailler à l'enciclopédie sous la potence. Si luy, le chevalier de Jaucour et les autres déclarent qu'ils cesseront tout jusqu'à ce qu'on leur ait rendu la justice qu'on leur doit, et la liberté qu'ils méritent, on sera bien obligé de revenir à eux, et les coquins dont on encourage aujourdui les libelles seront obligez de se taire. Dalembert se conduit en homme libre, et Diderot en esclave. Vous pouvez mon cher ange ne luy pas reprocher sa mauvaise comédie du Batard et sa mauvaise foy de n'avoir pas cité le Guldoni dont il l'a prise presque toutte entière. Mais en vérité son procédé avec moy est inéxcusable. Je veux qu'il me rende mes lettres et je vous prie, puisque vous le connaissez, d'avoir la bonté de les retirer de ses mains. Je ne veux pas qu'il reste aucun vestige de ce que j'ay pensé sur cette sottise des Kakouacs. Aidez moy à être tranquile, car je trouve qu'il n'y a que cela de bon.

Il faut surtout que mon âme soit bien à son aise pour retravailler à Fanime dans la multiplicité de mes occupations et de mes maladies. Nous la jouâmes hier et avec un nouvau succez. Je jouais Mohador. Nous étions tous habillez comme les maîtres de l'univers. Je vous avertis que je jouai le bon homme de père mieux que Sarrazin. Ce n'est point vanité, c'est vérité. Quand je dis mieux, j'entends si bien que je ne voudrais pas de Sarrazin pour mon sacristain. J'avais de la colère et des larmes, et une voix tantôt forte tantôt tremblante et des attitudes! et un bonnet! Non jamais il n'y eut de si beau bonnet. Mais je veux encor donner quelques coups de rabot à mon loisir, si dieu me prête vie.

Ouy vous êtes des sibarites fort audessous des aténiens dans le siècle présent. La décadence est arrivée chez vous baucoup plus tôt que chez eux. Mais vous leur ressemblez dans votre inconstance. Vous traittiez le roy de Prusse de Mandrin il y a six mois, aujourduy c'est Alexandre. Dieu vous bénisse. Alexandre n'a point fui dix lieues à Molvits, et n'a point crocheté les armoires de Darius pour avoir un prétexte de prendre l'argent du pays. Peutêtre Alexandre aurait récompensé l'Iphigenie en Crimée comme il a récompensé Cherile.

Je vous remercie mon divin ange de ce que vous faittes pour ces Douglas. C'est vous qui ne démentez jamais votre caractère, et qui êtes toujours bienfaisant.

Voulez vous bien faire mes compliments à Mr de Chauvelin? Je suis toujours fâché qu'il s'en retourne par Lyon. M. l'abbé de Bernis trouverait fort bon qu'il passât par les Délices. J'ay reçu trois lettres de luy dans les quelles il me marque toujours la même amitié. Made de Pompadour a toujours la même bonté pour moy. Il est vray qu'il y a toujours quelques bigots qui me voient de travers, et que Le roy a toujours sur le cœur ma chambellanie. Mais je n'en suis pas moins content dans la retraitte que j'ay choisie. Je n'aime point votre pays dans le quel on n'a de considération qu'autant qu'on a acheté un office, et où il faut être janséniste ou moliniste pour avoir des appuis. J'aime un pays où les souverains viennent souper chez moy. Si vous aviez vu hier Fanime, vous auriez cabalé pour me faire avoir la médaille. Mais qui donc jouera Enide? Si c'est la Gossin, elle a les fesses trop avalées, et elle est trop monotone. Made d'Hermanges l'a très bien jouée, et que dirons nous de la belle fille du marquis de Langalerie? Belle comme le jour, et elle devient actrice. Son mari se forme. Tout le monde joue avec chaleur. Vos acteurs de Paris sont à la glace. Nous eûmes après Fanime des rafraichissements pr toutte la salle. Ensuitte le très joli opéra des Troqueurs, et puis un grand souper. C'est ainsi que l'hiver se passe. Cela vaut bien l'empire de made Geofrin etc. Brulez cette lettre.

V.

Il faut ajouter à ma lettre que la déclaration des prétres de Geneve justifie entièrement d'Alembert. Ils ne disent point que l'enfer soit éternel, mais qu'il y a dans l'écriture des menaces de peines éternels. Ils ne disent point que J. C. soit égal à dieu le père. Ils ne l'adorent point, ils disent qu'ils ont pour luy plus que du respect. Ils veulent apparemment dire du goust. Ils se déclarent en un mot crétiens déistes.

Enfin au bout de six semaines je reçois une réponse de Diderot. Voylà un plaisant correspondant. Je vais vous demander une grâce, c'est de daigner aller chez luy sur le champ et de luy montrer ce que je vais vous écrire. Soiez de mon avis et protégez l'enciclopédie en la faisant différer.