1757-12-27, de Nicolas Claude Thieriot à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ai parcouru avec bien de la satisfaction, mon très illustre ami, le septe tome de l'Encyclopédie qu'on m'avoit prété pour quelque jours.
J'y ai leu vos dix sept articles, et vous ne cessés point de me paroitre un esprit prodigieux. Dalembert dans l'éloge de M. Du Marsais et dans l'article de Genève y expose avec adresse et avec un stile exacte et tempéré des vérités que mil autres n'auroient jamais le courage de dire; je crains pourtant que quelques uns de ces bons sociniens ne se fâchent qu'on mette ainsi leur Clergé à découvert et qu'ils ne se récusent. N'y en a t'il pas parmi eux qui ressemblent à un certain joüeur La Motte à qui on s'avisa de dire en face qu'il étoit un grand fripon; je le sais bien, dit-il, Monsieur, mais je ne veux pas qu'on me le dise, et vous m'en ferés raison, et en effet il se vengea et tüa son homme. Il en pouroit [être] des Théologiens comme du fripon; ils pouroient combattre M. Dalembert et n'en être pas moins francs sociniens. En attendant les Jésuites vont publier un Ecrit périodiqe intitulé la Religion vangée dans lequel ils combattent Mylord Bolinbrogh, M. de Montesquieu, M. de Buffon, Dalembert, Diderot, Rousseau et l'Essay sur l'hist. Univ. Ils font précéder ce grand ouvrage d'une satire allégoriqe assés ingénieuse et assés picquante dans laquelle ils vous apellent des Kakouacs, d'après le mot Grec Kakos, méchant, et tâchent de vous rendre aussi odieux qu'il leur est possible. Vous recevrés vraisemblablemt un petit recueil d'injures presque en même tems que ma lettre. On prétend, et il est très vraisemblable, que le fiel de ces gens de bien ne s'est fermenté si violement que pour empêcher M. Diderot d'être receu à l'académie des Sciences.

Est il vrai que l'abé de Prade a été convaincu de trahison par le roi de Prusse et conduit, poingts et pieds liés dans la forteresse de Spandau?

L'Iphigénie de M. de la Touche, qui est imprimée, et qui vient d'être reprise de la manière du monde la plus brillante, vient de m'être envoyée de la part de l'auteur avec une lettre pour vous; je l'ai envoyée hier au soir à M. Bouret pour la faire partir sans l'avoir encor leüe.

M. le Franc n'est pas plus destiné à faire fortune que ses ouvrages. Mad. Dufort dit qu'elle s'est amusée de ce mariage comme d'une plaisanterie et d'un château en Espagne, et en effet elle auroit sacrifié Deux Cent Mil liv. de rentes pendt dix ou douze ans et perdu la liberté la plus riche que l'on connoisse. Elle est allée en divertir M. le Comte Dargenson aux Ormes St Martin. Cette avanture est un second tome à Mle Malcrais de la Vigne.

Il va paroitre une édition des oeuvres de M. de Montesquieu en 6 Vol. que Mad. la Duch. Daiguillon et Mad. Dupré de St Maur, dépositaires de ses M. S. ont commis au soins de M. Mesnard de l'acad. des belles Lettres. Elle sera en 3 Vol. in 4. ou en 6 in 12.

Les derniers Vingt Millions d'augmentation de rentes Viagères seront acomplies avant la fin de l'année, il n'y en a plus que trois, cela ne me regarde guères, car je n'ai rien à y mettre. On s'attend que M. le Duc de Nivernais, M. le Marquis de Mirabeau, et l'Evèque d'Autun, vont être nommés pour l'Education de M. le Duc de Bourgogne. Si M. le Daufin y a quelque crédit ce seroit M. de la Vauguion et l'Evèque de Verdun, Nicolaï…. Breslaw assiégé par le Roi de Prusse, et M. le Maréchal de Richelieu séparé par l'Aller, et vis à vis des Ennemis pour leur donner bataille, nous donnent beaucoup d'inquiétudes. Tous ces gens là travaillent pour vous faire multiplier les articles de l'hist. Univ. depuis la paix d'Utrecht. Cela vous pourra bien[tôt] prendre une autre division.

Je suis étonné que vous ne soyés point encor à votre Maison d'hyver. M. Darget, avec qui je me rencontre tous les Vendredis chés Mad. Dupin, me fit part de votre dernière lettre. Vous n'y parlés point de l'hist. de Pierre le Grand que je crois cependt fort avancée. Vous allés avoir une guerre à soutenir avec d'autres Philosophes contre des fanatiques et des enragés qui débutent par des Injures. Je vous assure qu'on en est déjà fort offensé, et on vous croit tous fort capables de les confondre, mais on voudroit vous voir occupés d'autres choses. Vale.

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