1758-10-14, de Nicolas Claude Thieriot à Voltaire [François Marie Arouet].

Vous avés beau nous le dire, le Roi de Prusse a beau vous l'écrire, nous sommes toujours ici convaincus que nos amis les Russes ont gagné la bataille du 25, qu'ils se sont toujours maintenus sur leur champ de bataille, qu'ils y ont perdu 15 mil homes et le Roi de Prusse beaucoup au delà.
Lisés surtout la lettre du général Fermerà l'Impératrice sa Maitresse, elle est simple et a le caractère de la vérité. Je ne crois point du tout que Federic se croye à peu près au même état où il étoit avant cette funeste guerre.

J'ai fait remettre à l'abé Birague un exemplaire du livre de l'Esprit pour l'adresser à M. Tronchin en cas qu'il n'ait pas d'autre occasion de l'envoyer. J'y aurois joint celui de Jean Jaques parce qu'il est digne que vous le lisiés et qu'il y est fait mention particulière de vous et de nos plus célèbres auteurs. Mais comme il est imprimé en Hollande, j'ai jugé qu'il en avoit été envoyé à Geneve ainsi qu'à Paris. Nous savons bien ici que la Comédie se joüe dans les environs de la ste Cité, mais nous doutons fort qu'il s'établisse jamais un Théâtre dans la Ville. Jean Jâques s'y oppose avec beaucoup d'esprit, de savoir et de Dialectique, et ne paraphrasant au fond que ce que disoit Mad. de Lambert à sa fille, que si l'on en sortoit avec admiration pour la Vertu, ce n'étoit pas sans y prendre des impressions du Vice.

Je suis bien de votre avis qu'on n'a pas encor rendu à Loke toute l'estime qui lui est due. S'il a fallu qu'il s'étendit autant qu'il a fait pour confondre l'ignorance et la prévention de ses compatriotes, cela est devenu encor plus nécessaire pour les nôtres puisqu'Helvétius, l'abé de Condilhac et plusieurs hommes d'esprit ses Commentateurs ont peine à établir les vérités que ce grand homme a éclairci et sont persécutés comme ses Disciples.

M. Hume me paroit le plus distingué de tous. Cependt je trouve de l'inégalité dans ses ouvrages. Le cinqe vol. que j'ai leu dernièremt en contient plusieurs qui sont fort au dessous de l'hist. naturelle de la Religion. Il est plus serré que son Maitre. Aussi écrit il plus de soixante [ans] après lui, et pour des Lecteurs qui en ont été instruits.

M. Gravelot m'a fait voir dix sept desseins pour décorer Madame Jeane qui m'ont paru très bien rendus, et qui m'annoncent en même tems beaucoup de changemts que vous y avés faits. J'en suis bien aise, car j'y reviens souvent pour me tenir en belle humeur.

Il n'i a je crois dans les M.S. Ménet que l'affaire des Strelits que vous excepterés. Que dites vous de l'attentat contre le Roi de Portugal? Nous en attendons des éclaircissements. Quelques uns des assassins sont arrêtés. Il avoit été saigné cinq fois au départ des Lettres qui nous l'ont apris. Il a déclaré la régence de la Reine qu'on dit être en grossesse. Le bruit courre aujourd'hui qu'il est mort.

Voici encor une triste et étrange nouvelle. On dit que le Roi d'Espagne a l'Esprit attaqué d'affoiblissemt et qu'il est question de l'engager à abdiquer, et à apeler Dom Carlos pour lui succéder. On craint que cet événement qui doit produire divers arrangemts ne nous cause encor d'autres guerres.

Le Cardinal de Bernis a receu la barrette du Roi avant son départ pour Fontainebleau, et on a sçu en même tems que le Cardl Archinto avoit été empoisoné, et étoit mort en sortant de table. On m'a dit qu'il paroissoit une vintgtne de Vers affreux contre le premier Cardinal et qu'on les attribuoit au Roi de Prusse.

Mad. la Duchesse Daiguillon et Mad. la Comtesse d'Egmont sont de retour, et j'ai apris que M. le Maréchal de Richelieu ne reviendra qu'au Printems. Mes Montmorencis resteront aussi tout l'hyver à Sedan où ils me font l'honeur de me souhaitter; mais vous auriés la préférence si je pouvois m'arracher de Paris où je suis autant en exercice que si je voyageois bien loin. Valé.