1758-09-12, de Nicolas Claude Thieriot à Voltaire [François Marie Arouet].

J'avois receuilli, mon très cher et très illustre ami, pendant votre séjour à Manheim des anecdotes sur Pierre le Grand et sur l'impératrice Catherine qui me parurent très intéressantes. M. l'abé Ménet, homme d'esprit, de goût, et passionné pour vos ouvrages m'en fit part, et je les obtins plus facilement de lui qu'il ne lui fut aisé de les avoir.
Je laisse à M. Floriant son ami à vous aprendre combien son caractère et sa société sont aimables. Vous croiés bien que nous avons fait toutes les recherches possibles pour découvrir l'auteur de ces Mémoires, et nous en sommes encor à y parvenir. Il y a déjà quelque tems que je ne l'ai veu, peut être aura t'il été plus heureux que moi. On dit que vous avés eu toute sorte d'agréments à la cour Palatine, et que vous y aviés été comblé de faveurs et de générosités. Si vous en avés remporté une bonne santé, cela vous encouragera à faire quelque voyage qui vous raprochera de nous, surtout si vous faites quelque acquisition en Loraine comme on en a beaucoup parlé. Je ne suis pas si dispos que vous pour voyager; j'ai laissé partir M. et Made la comtesse de Montmorenci pour aller commander à Sedan, et j'ai préféré ma vie douce, commode et tranquile au bruit des Canons, des Tambours, des festins, des bals, et des fêtes qu'ils vouloient me faire entendre et partager. Je suis resté ici, et j'ai le plaisir d'éprouver que je leur suis plus utile et plus agréable par conséquent que je pourois l'être à Sedan.

On vous aura fait savoir tout le fracas qu'a fait ici le livre de M. Helvetius. La Cour en a témoigné un scandale des plus marqués. La Reine et M. le Daufin en étoient les Chefs. Les Jésuites qui se fourent partout, et qui veulent faire les importants ont voulu s'emparer de cette affaire. Ils l'ont conduit avec toute l'astuce et la friponerie dont ils sont capables. Ils ont fait les chattemites auprès de l'auteur, et se sont fait ensuite ses persécuteurs. Ils ont commancé par la douceur, et ont fini par les menaces. Ils lui ont présenté la Bastille, la perte de sa charge ou une rétractation à signer toute des plus fortes et des plus humiliantes qu'on ait jamais produit. Il a fait comme Galilée, il a cédé à la violence, et il a très bien fait, car on le plaint, et il n'en est que plus aimé et estimé.

J'ai leu son livre, et je l'ai leu comme M. Locke conseille la première lecture de son Entendement. Il m'a très fort intéressé, malgré toutes les imperfections des talents, du bel esprit, et du Génie de l'auteur. Il manque plus souvent par les formes que par le fond. Il a souvent de la finesse et du goût et les fait souvent désirer. Enfin il est fort inégal, mais il n'est jamais ennuyeux. Voilà l'impression qu'il m'a fait.

On représente aux Français une noire tragédie d'Hipermnestre par M. Le Mière qui a remporté quatre fois le prix de l'académie. Il me semble qu'elle a le premier sort heureux d'Iphigenie en Tauride pour la représentation, mais je crains qu'à la lecture elle ne soit pas distinguée de l'autre. Je ne l'ai point veüe, mais je l'ai entendüe. La versification m'en a semblé médiocre en général et la pièce m'a surpris et ne m'a point touché.

La levée du siège de Louisbourg est une chimère dont les gens sensés n'ont point douté longtems. Mais il ne nous en est point encor arrivé de nouvelles directes. Nous n'en savons que ce qu'il a plut aux Anglois de nous en faire savoir, et il y a dans toute leur tant de manoeuvres et de circonstances si bizarres qu'on ne seroit guères surpris si l'on aprenoit que le siège fût levée. Ils sont devant St Malo et M. le Duc Daiguillon a écrit au Roi qu'il iroit les attaquer le six à la tête de Dix milles ho͞es.

Le Roi de Prusse vient de perdre une grande bataille contre les Russes, notre Cour en a l'avis, mais point de détails. Le Prince des Deux Ponts s'est rendu maitre du camp de Pirna. Le Prince Henry n'est plus qu'à la tête de six mil ho͞es, repoussé dans Dresde et coupé. On dit que les Russes ont pris leur revanche avec usure sur les Prussiens dans cette seconde bataille. Il semble que le Roi de Prusse sera dans peu comme le cerf aux abois.

C'est à M. Tronchin de Lyon qu'ont été adressé pour vous les MS. sur la Russie et un petit vol. intitulé la France littéraire qui m'a paru devoir vous satisfaire sur le Catalogue que vous me demandiés des livres les meilleurs qui ont paru depuis dix ans. Vous y trouverés les bons et les mauvais.

Salut et bon vin, mon très cher et très illustre ami, je vous embrasse bien tendrement, et je suis toujours votre fidel ami

Thieriot