1760-06-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Palissot de Montenoy.

Vous me faittes enrager, Monsieur.
J'avais résolû de rire de tout dans mes douces retraittes, et vous me contristez. Vous m'accablez de politesses, d'éloges, et d'amitiés; mais vous me faites rougir, quand vous imprimez que je suis supérieur à ceux que vous attaquez. Je crois bien que je fais mieux des vers qu'eux et même que j'en sçais autant qu'eux en fait d'histoire, mais sur mon Dieu, sur mon âme, je suis à peine leur écolier dans tout le reste, tout vieux que je suis. — Venons à des choses plus sérieuses.

Mr D'Argental m'a assuré dans ses dernières lettres que mr Diderot n'est point reconnu coupable des faits dont vous l'accusez. Une personne non moins digne de foi, m'a envoyé un très long détail de cette avanture; et il se trouve qu'en éffet mr Diderot n'a eu nulle part aux deux lettres condamnables qu'on lui imputait. Encor une fois, je ne le connais point, je ne l'ai jamais vû; mais il avait entrepris avec mr D'Alembert un ouvrage immortel, un ouvrage nécessaire, et que je consulte tous les jours. Cet ouvrage était d'ailleurs un objet de trois cent mille Ecus dans la librairie, on le traduisait déjà dans trois ou quatre langues, questa rabbia detta gelosia, s'arme contre ce monument cher à la nation, et auquel plus de cinquante personnes de distinction s'empressaient de mettre la main.

Un Abraham Chaumeix s'avise de donner à mr Joli de Fleuri un mémoire contre l'enciclopédie, dans lequel il fait dire aux auteurs ce qu'ils n'ont point dit, empoissone ce qu'ils ont dit, et argumente contre ce qu'ils diront. Il cite aussi faussement les pères de l'Eglise que le dictionaire. Mr de Fleuri, accablé d'affaires, a le malheur de croire mtre Abraham; le Parlement croit Mr Joli de Fleuri; mr le chancelier retire le privilège, les souscripteurs en sont pour leurs avances, les libraires sont ruinés, Mr Diderot est persécuté; je me trouve pour ma part désigné très injustement dans le réquisitoire de mr de Fleuri; et quoique le public n'ait pas aprouvé ce réquisitoire, la persécution subsiste malgré les cris de la nation indignée. C'est dans ces circonstances odieuses que vous faites vôtre comédie contre les philosophes; vous venez les percer quand ils sont sub gladio.

Vous me dites que Molière a joué Cotin et Ménage; soit; mais il n'a point dit que Cotin et Ménage enseignaient une morale perverse; et vous imputez à tous ces messrs des maximes affreuses dans vôtre pièce et dans vôtre préface.

Vous m'assurez que vous n'avez point accusé Mr le chevalier de Jaucourt. Cependant c'est lui qui est l'auteur de l'article gouvernement; son nom est en grosses lettres à la fin de cet article; vous en déférez plusieurs traits qui pouraient lui faire grand tort dépouillés de tout ce qui les précède, et qui les suit, mais qui remis dans leur tout ensemble, sont dignes des Cicerons, des de Thou et des Grotius.

Vous n'ignorez pas d'ailleurs que mr le Chevalier de Jaucourt, homme d'une très grande maison, et beaucoup plus respectable par ses moeurs que par sa naissance, est dans des circonstances délicates qui éxigent de tout honnête homme le plus grand ménagement.

Vous voulez rendre odieux un passage de l'excellente préface que Mr Dalembert a mise au devant de l'enciclopédie, et il n'y a pas un mot de ce passage dans sa préface. Vous imputez à mr Diderot ce qui se trouve dans les lettres juives; il faut que quelque Abraham Chaumeix vous ait fourni des mémoires comme à Mr Joli de Fleuri, et qu'il vous ait trompé comme il a trompé ce magistrat. Vous faittes plus; vous joignez à vos accusations contre les plus honnêtes gens du monde des horreurs tirées de je ne sçais quelle brochure intitulée La vie heureuse, qu'un fou nommé la Métrie composa un jour étant yvre à Berlin il y a plus de douze ans. L'homme plante est encor de la Metrie. Cette sottise de la Métrie, oubliée pour jamais, et que vous faittes revivre, n'a pas plus de raport avec la philosophie et l'enciclopédie, que le portier des Chartreux n'en a avec l'histoire de l'Eglise; cependant vous joignez toutes ces accusations ensemble.

Qu'arrive t'il? Vôtre délation peut tomber entre les mains d'un prince, d'un ministre, d'un magistrat occupé d'affaires graves, de la Reine même, plus occupée encor de faire du bien, de soulager l'indigence, et à qui d'ailleurs les bienséances de sa grandeur laissent peu de loisir; on a bien le temps de lire rapidement vôtre préface qui contient une feuille; mais on n'a pas le temps d'éxaminer, de confronter les ouvrages immenses auxquels vous imputez ces dogmes abominables; on ne sçait point qui est ce La Metrie, on croit que c'est un des enciclopédistes que vous attaquez, et les innocents peuvent payer pour le criminel qui n'existe plus; vous faittes donc beaucoup plus de mal que vous ne pensiez, et que vous ne vouliez, et certainement, si vous y réfléchissez de sang froid, vous devez avoir des remords.

Voulez vous à présent que je vous dise librement ma pensée? Voilà vôtre pièce joüée, elle est bien écritte, elle a réussi; il y aurait une autre sorte de gloire à acquérir, ce serait d'insérer dans tous les journaux une déclaration bien mesurée, dans laquelle vous avoüeriez, que n'aïant pas en vôtre possession le dictionaire enciclopédique, vous avez été trompé par les extraits infidèles qu'on vous en a donnez, que vous vous ètes élevé avec raison contre une morale pernicieuse, mais que depuis, ayant vérifié les passages dans lesquels on vous avait dit que cette morale était contenue; aïant lû attentivement cette préface de l'enciclopédie qui est un chef d'œuvre, et plusieurs articles dignes de cette préface, vous vous faittes un plaisir et un devoir de rendre au travail immense de leurs auteurs, à la morale sublime répandüe dans leur ouvrage, à la pureté de leurs mœurs, toute la justice qu'ils méritent. Il me semble que cette démarche ne serait point une rétractation (puis que c'est à ceux qui vous ont trompé à se rétracter). Elle vous ferait beaucoup d'honneur, et terminerait très heureusement une très triste querelle.

Voilà mon avis bon ou mauvais, après quoi je ne me mêlerai en aucune façon de cette affaire. Elle m'attriste, et je veux finir guaiment ma vie, je veux rire, je suis vieux et malade; et je tiens la guaité un remède plus sûr que les ordonnances de mon cher et estimable Tronchin. Je me moquerai tant que je pourai des gens qui se sont mocquez de moi, celà me réjouït et ne fait nul mal. Un Français qui n'est pas guai est un homme hors de son élément. Vous faittes des comédies, soyez donc joieux, et ne faittes point de l'amusement du théâtre un procez criminel. Vous êtes actuellement à vôtre aise, réjouïssez vous, il n'y a que celà de bon.f

Si quid novisti rectius istis
Candidus imperti, si non, his utere mecum.

È per fine, sans compliment, vôtre très humble et très obéissant serviteur

le suisse V.