12 juillet 1760, aux Délices
Vôtre Lettre est extrèmement plaisante et pleine d'esprit, Monsieur; si vous avïez été aussi guai dans vôtre Comédie des philosophes, ils auraient dû aller eux mêmes vous battre des mains; mais vous avez été sérieux, et voilà le mal.
Entendons nous, s'il vous plait; j'aime à rire; mais nous n'en sommes pas moins persécutés. Mtre Abraham Chaumeix, et Mtre Jean Gauchat ont été cités dans le réquisitoire de Mtre Joli de Fleuri; on nous a traittés de pertubateurs du repos public, et qui pis est, de mauvais chrétiens. Mtre Lefranc de Pompignan m'a désigné très injurieusement devant mes 38 Confrères. On a dit à la Reine et à Mgr le Dauphin, que tous ceux qui ont travaillé à l'Enciclopédie, du nombre des quels j'ai l'honneur d'être, ont fait un pacte avec le diable. Mtre Aliboron, dit Fréron, vôtre ami, veut me faire aller à l'immortalité dans ses admirables feuilles, comme Boileau a éternisé Chapelain et Cotin. Je suis assez bon chrétien pour leur pardonner dans le fonds de mon cœur, mais non pas au bout de ma plume.
Permettez que je vous dise très naturellement, et très sérieusement, que vôtre préface, donnée séparément, après vôtre pièce, est une accusation en forme contre mes amis, et peut être contre moi. J'en avais déjà deux éxemplaires avant que j'eusse reçu le vôtre. On m'avait indiqué tous les passages où vous vous étiez trompé; je les avais confrontez: en un mot, je suis très fâché qu'on accuse mes amis et moi, de n'être pas bons chrétiens: je tremble toujours qu'on ne brûle quelques philosophes sur un malentendu. Je suis comme Mlle L'Enclos, qui ne voulait pas qu'on appellât aucune femme putain. Je consens qu'on dise de moi, que je suis un radoteur, un mauvais poëte, un plagiaire, un ignorant, mais je ne veux pas qu'on soupçonne ma foi: mes Curés rendent bon témoignage de moi; et je prie Dieu tous les jours pour l'âme de frère Bertier. Frère Menou, qui aime passionément le bon vin, et qui a beaucoup d'argent en poche, est obligé de me rendre justice. J'ai fait ma confession de foi au frère La Tour; j'étais même assez bien auprès du deffunt pape, qui avait beaucoup de bonté pour moi, parce qu'il était goguenard; ainsi, aiant pour moi tant de témoignages, et surtout celui de ma bonne conscience, je peux bien avoir quelque chose à craindre dans ce monde cy, mais rien dans l'autre.
J'ai vû les vers du Russe sur les merveilles du siècle; il y a une notte qui vous regarde; on y dit que vous vous repentez d'avoir assomé ces pauvres philosophes qui ne vous disaient mot. Il est beau et bon de ne point mourir dans l'impénitence finale; pardonnez à ce pauvre Russe, qui veut absolument que vous ayez tort, d'avoir insinüé que mes chers philosophes enseignent à vôler dans la poche. On prétend que c'est Mr Fantin, curé de Versailles, qui volait ses pénitentes en couchant avec elles, et ses pénitents en les Confessant; Dieu veuille avoir son âme! A l'égard de la vôtre, je voudrais qu'elle fût plus douce avec mes Enciclopédistes, qu'elle me pardonnât toutes mes mauvaises plaisanteries, et qu'elle fût heureuse.
Je vous dirai ce que je viens d'écrire à frère Menou. Il y avait une vieille dévote, très accariâtre, qui disait à sa voisine, je te casserai la tête avec ma marmite. Qu'as-tu dans ta marmite? dit la voisine; il y a un gros chapon gras, répondit la dévote. Eh bien, mangeons le ensemble, dit l'autre. Je conseille aux Enciclopédistes, Jansénistes, molinistes, à vous, tout le premier, et à moi, d'en faire autant.
Que reste t-il à faire après qu'on s'est bien harpaillé? à mener une vie douce, tranquile, et à rire.
V. t. h. ob. sr
le bon suisse V.
N. b. que madame la comtesse de la Mark nie formellement qu'elle se soit jamais plainte (ou qu'elle ait eu à se plaindre) de Diderot. En effet ce n'était pas luy qui avait écrit la lettre dont vous m'avez parlé. La chose est éclaircie.
Voilà une foutue guerre depuis le chien de discours de le Franc jusqu'à la vision.