Genève le 15e 8bre 1765
Mon très cher Père!
Vous aurés vu par la Lettre que j'écrivis Vendredy passé à mon cher frère Daniel que j'ai été diner chés Mr De Voltaire avec Mr Young.
Ce dernier me fit dire une matin à dix heures qu'il partoit à 11, pr aller chés M. de Voltaire. C'étoit m'avertir un peu tard, cependant je fus prêt à 10 3/4 heures, que nous partimes & arrivâmes à Ferney à midy. Il vint un Valet pour nous recevoir, & mr Young lui dit qu'il avoit une lett: à remettre à Mr de V: de la Part de Mr d'Alembert, & qu'il étoit accompagné de ma Grandeur; il nous fit entrer dans la salle, et alla avertir Mr De Voltaire, qui nous fit dire qu'il alloit se lever bientôt & qu'on attend; nous allassions faire un Tour dans les Jardins jusqu'à deux heures. Il étoit Midi, desorte que nous voilà à croquer le Marmot pend: deux bonnes heures. Nous causâmes un peu Italien, un peu Anglois, & beaucoup François. Mr Young me dit que je pourrois me tirer aisément d'Affaire soit en Angleterre soit en Italie. Cependant il étoit 1 heure & on ne dine qu'à 3. Cela n'accommodoit point mon Estomac qui n'avoit reçu aucune Nourriture depuis 7 heures du matin. Par bonheur qu'en nous promenant nous trouvâmes les Vignes de mr de V., aussitôt nous allâmes dessus come un Lion sur sa proie car NB: mr Young n'avoit pas moins faim que moi! Nous mangeâmes copieusemt de Raisins jusqu'à deux heures qu'il fallut leur dire adieu pr aller dire bonjour à mr de V. que nous apperçûmes qui nous cherchoit. Il fit trés bon Accueil à Mr Young, et à moi il me fit un accueil comme à qquun qui seroit de la maison. Nous allâmes faire un Tour dans le Jardin avec lui & mr& me de Floriant. En se proment Mr de V. dit à Mr Young: Monsr il y a huit Ans que je n'ay pas vu un Chrétien chés moi. Mr de Floriant dit, Nous avons beau en semer, ils ne viendroient pas pr un diable. Il se tint beaucoup d'autres propos à ce sujet, mais comme ils n'étoient pas de mon goût je n'y fis pas grande attention. Après la promenade on retourna dans la salle. On parla de mr Wilcks qui a été à Genève, il n'y a pas longtems. Mr Young dit qu'on croyoit qu'il seroit nommé prêtre Ambassadeur à la porte ottomanne. Mr de Voltaire répondit: Du moins est il sûr que vous l'avés déjà mis à la porte. A Table on parloit de mr Butt, & on demandoit pour quoi on l'haissoit si fort. Mr de V. répondit, C'est qu'il est Ecossois, les Anglois haîssent si fort les Ecossois que s'il en descendoit un du ciel & s'appellât Jesus Christ ils le crucifieroient. Pendant le diner il arriva plusieurs Genevois & beaucoup de Noblesse du pays & au sortir de Table, mr de V. me pris par dessous le bras & me mena dans la salle, en disant, Il n'est pas chrétien, il n'est pas chrétien, ce qui fit bien rire la Compagnie.
Je reçus le Jeudi suivant votre chère Lett: du 21e passé, & j'écrivis le lendemain à mr de V. pr faire votre Comon. Il me répondit le Lundi suivt la Lett: dont j'ai envoyé copie à mon frère. J'ai cru qu'il étoit de la bienséance de lui écrire encore une lett: de politesse en réps à la sienne, & je l'ay fait. Il m'a chargé de vous assurer de ses respects de mème que mr Young….
J'ai l'honneur d'ètre avec un respectueux dévouement mon trés cher père!
Votre trés humble & trés obbéissant serviteur & fils
E. Bernoulli