1760-07-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Adrien Helvétius.

J'ai reçu, mon cher philosophe, vôtre paquet de Voré avec le même plaisir que ressentaient les premiers fidèles quand ils recevaient des nouvelles de leurs frères confesseurs et martyrs.
Je suis toujours inconsolable que vous n'aiez pas imité le président de Montesquieu, qui se donna bien de garde de faire imprimer son ouvrage en France, et qui se réserva toujours le droit de le désavoüer en cas que les monstres de la bigoterie se soulevassent contre lui.

Je suis d'ailleurs convaincu qu'en y corrigeant une trentaine de pages on aurait émoussé les glaives du fanatisme, et le livre n'y aurait rien perdu. Je l'ai relû plusieurs fois, avec la plus grande attention, j'y ai fait des nottes; si vous le vouliez, on en ferait une seconde Edition, dans laquelle on confondrait les ennemis du bon sens.

Il faudrait que vous donnassiez la permission d'éclaircir certaines choses, et d'en supprimer d'autres. Mtre Joli de Fleuri n'aurait rien à répliquer si on lui coupait les deux mains, et si on lui fesait voir que ce sont ces deux mains qui ont procuré aux hommes les idées de tous les arts, puisque sans les deux mains, aucun art n'eût pû être exercé. La main droite de Mtre Joli de Fleuri, a écrit un réquisitoire qui pèche contre le sens commun, d'un bout à l'autre. Vous avez donné malheureusement prétexte à tous les ennemis de la philosophie; mais il faut partir d'où l'on est.

A vôtre place, je ne balancerais pas à vendre tout ce que j'ai en France; il y a de très belles terres dans mon voisinage, et vous pouriez y cultiver en paix les arts que vous aimez.

Il est bien plaisant, ou plutôt, bien impertinent et bien odieux qu'on persécute dans les Gaules ceux qui n'ont pas dit la centième partie de ce qu'on dit à Rome les Lucrèce, les Cicérons, les Plines, et tant d'autres grands hommes.

Je vous prie instamment de m'envoyer tout vôtre poëme; je vous en dirai mon avis, si vous le voulez, avec la sincérité d'un homme qui aime la vérité, les vers et vôtre gloire. Ayez la bonté de m'écrire sous le couvert de mr de Villemorien, directeur et Intendant des postes à Paris. Les paquets me seront rendus plus promptement, plus sûrement, et d'une manière plus commode. Vous pourez lui écrire quatre lignes, par lesquelles vous lui direz que je vous ai priè d'envoyer vos paquets sous son Envelope.

C'est une chose fort triste que le succez de la pièce des philosophes. Cette prétendüe comédie, est en général bien écrite, c'est son seul mérite, mais ce mérite est grand dans le temps où nous sommes. Les oppositions qu'on a voulu faire aux représentations, n'ont fait qu'irriter la curiosité maligne du public; il fallait rester tranquile, et la pièce n'aurait pas été joüée trois fois, elle serait tombée dans le néant de l'oubli, qui engloutit tout ce qui n'est que bien écrit, et qui manque de ce sel, sans lequel rien ne dûre; mais les philosophes ne sçavent pas se conduire, magis magnos clericos, non sunt magis magnos sapientes.

Mr Palissot m'a envoié sa pièce reliée en maroquin, et m'a comblé d'éloges injustes qui ne sont bons qu'à semer la zizanie entre les frères. Je lui ai répondu qu'à la vérité je croiais faire des vers aussi bien que messrs D'Alambert, Diderot, et Buffon; que je croiais même sçavoir l'histoire aussi bien que Mr D'Aubanton, mais que dans tout le reste je me croiais très inférieur à tous ces messieurs et à vous. Je lui ai conseillé d'avoüer qu'il avait eu tort d'insulter très mal à propos les plus honnètes gens du monde. Il ne suivra pas mon conseil, et il mourra dans l'impénitence finale.

Tâchez de vous procurer le pauvre Diable, Le Russe à Paris, et l' Epitre d'un frère de la doctrine chrétienne; ce sont des ouvrages très édifiants. Je crois que mr Saurin peut vous les faire tenir. On m'a dit que dans le Russe à Paris, il y a une notte importante qui vous regarde. Les auteurs de tous ces ouvrages ne paraissent pas trop craindre les persécuteurs fanatiques. Il faut sçavoir oser; la philosophie mérite bien qu'on ait du courage. Il serait honteux qu'un philosophe n'en eût point quand les Enfans de nos manœuvres vont à la mort pour quatre sous par jour. Nous n'avons que deux jours à vivre, ce n'est pas la peine de les passer à remper sous des coquins méprisables. Adieu, mon cher philosophe, ne comptez pour vôtre prochain que les gens qui pensent, et regardons le reste des hommes comme les loups, les renards et les cerfs qui habitent nos forêts. Je vous embrasse de tout mon cœur.

V.