1770-07-02, de Charles Augustin Feriol, comte d'Argental à Voltaire [François Marie Arouet].

Vous avés été étonné, mon cher ami, qu'ayant la liberté de mon bras droit je ne m'en sois pas servi pour vous écrire.
Quand on a ses deux bras on est presque sensé (vu le peu de service qu'on tire du gauche) de le croire inutile, mais quand on en est privé on sent qu'il étoit nécessaire. Mon écriture qui n'est déjà pas trop lisible auroit été un vray grifonage si je vous avois écrit au commencement de mon accident sans pouvoir appuyer la main qui ne tient point la plume. D'ailleurs je sçavois que le récit de la bataille gagneroit en passant par me d'Argental, étant convaincu qu'elle y mettroit plus d'éloquence et d'intérêt.

Nous vous sommes très obligés de l'envoy du petit Lantin et nous vous prions de l'engager à prendre en considération les petits changements que nous désirons pour la perfection de son ouvrage et dont nous joignons ici le mémoire.

Quand au panégirique de Freron, nous pensons qu'il ne roule que sur des choses peu importantes, anciennes, des tracasseries de libraires, d'auteurs, qui n'intéresseront personne. De plus il y a des gens nommés parmy les quels il y en a qui ne méritent pas de grands ménagements mais d'autres qui sont dignes d'égards et c'est risquer de se faire gratuitement un grand nombre d'ennemis. Thiriot avec qui j'en ai conféré pense entièrement comme nous. Il ignore le nom de l'auteur et malgré son heureuse mémoire il avoit oublié l'envoi qu'il a pu vous faire de cette pièce. Quand à la lettre du beaufrère il est certain que si les faits qu'elle contient étoient prouvés il seroit bon qu'ils fussent connus, mais jusqu'à ce qu'on ait les éclaircissements qu'on a demandé, cette lettre pourroit être traité de libelle et mettre le scélérat en état de se plaindre et d'obtenir des réparations. Je continue à agir conjointement avec d'autres pour acquérir les lumières dont nous avons besoin. Jusques là il seroit dangereux de donner une forme autentique à la plainte du beaufrère.

Je vous remercie des dispositions où vous êtes pour melle Daudet. Je désire par toute sorte de raisons que votre projet réussisse. Le gouvernement (à en juger par le peu de connoissance que vous m'en donnés) doit certainement le favoriser et j'éléverai ma foible voix autant qu'il me sera possible pour contribuer au succès.

Je ne suis pas étonné que Pigale ait réussi. Le premier sculpteur que nous ayons est fait pour rendre le seul véritablement grand homme qui nous reste et quand il seroit vray que le corps fût un squelette l'âme a trop de feu et d'embonpoint pour qu'une main aussi habile puisse la manquer.

Le Kain est mieux depuis qu'il est entre les mains de Tronchin. J'espère qu'il sera cet hyver en état de jouer Masinisse et de veiller au dépositaire. Je vous demanderai quand il en sera tems une distribution de rosles pour ces deux ouvrages. Je vous embrasse mon cher ami de tout mon coeur. Me d'Argental en fait autant et nous espérons que madame Denis voudra bien en prendre sa part.

Je suis chargé mon cher ami de vous recommander le prince de Pignatelli qui va à Geneve et qui se propose pour le plus grand plaisir de son voyage de vous voir à Fernex. Sa meilleure recommandation est je crois d'être frère de M. de Moura. Il n'a pas encor les qualités de son frère mais il a la douceur, la docilité et la bonne volonté qui peuvent les lui faire acquérir.