1771-04-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, vôtre Lettre est un vrai poisson d'avril, car elle est datée du premier, et je ne l'ai reçue que le 14.
Il faut qu'elle ait été égarée dans les bureaux de Mr Bertin.

Je vous dirai au sujet de vos remarques sur Sophonisbe, comme Monsieur Vigourous, si je meurs, je les passe, si je vis, à revoir. Je suis aveugle et très malade; et je ne crois pas qu'il me soit possible de faire encor beaucoup de Tragédies. Il faut pourtant vous avouer avec la sincérité d'un mourant, que je n'ai jamais conçu pourquoi la dernière épée du bon homme Siphax vous déplaisait tant, après que la première épée de Rodrigue ne vous a jamais déplu. Pour moi je tiens qu'il n'y aurait plus moien de faire des vers, si des métaphores aussi simples, aussi claires n'étaient pas permises.

A l'égard des Pélopides il y a plus d'un mois que je ne les ai regardés, et je ne les verrai qu'en cas que la nature me rende la vue et la vie.

Est-ce l'abbé Grizel qui a fait banqueroute à Lekain? Je le plains infiniment; mais je ne puis le mettre sur mon testament, attendu que Mr le Controlleur général d'un côté, et ma Colonie de l'autre, m'ont absolument ruiné. S'il a perdu vingt mille francs j'en ai perdu plus de quatre cent mille, ou du moins ils sont prodigieusement hazardés. La retraitte de M: le Duc de Choiseul m'a porté le dernier coup, aussi bien qu'à la ville de Versoy qu'il voulait bâtir. Nôtre petit canton est actuellement dans un état déplorable.

Je vous conjure, mon cher ange, de me mander s'il est vrai que M: le Duc De Choiseul ait été accusé de s'entendre avec le parlement de Paris, et de fomenter sa très condamnable désobéïssance. Il m'est de la dernière importance de le savoir, et comme il s'agit icy d'un bruit public, et non d'un mistère d'état, Madame D'Argental peut fort bien me mander ce que l'on dit, sans se compromettre dans ce qu'elle aura la bonté d'écrire.

Je vous suplie de ne me pas oublier auprès de Mr Le Duc de Praslin à qui je serai toujours dévoué. Le Roi ne condamne point les sentiments de reconnaissance. J'en dois beaucoup à Mr le Duc de Praslin et à Mr le Duc de Choiseul, et je dois remplir mon devoir jusqu'à ma mort, en trouvant les parlements très ridicules.

J'ai lu toutes les remontrances et toutes les brochures, elles m'ont affermi dans l'opinion où je suis que le Roi a raison, et qu'il faut absolument qu'il ait raison.

Je vous demande en grâce de vouloir bien dire à Mr de Thibouville combien je m'intéresse à sa santé du bord de mon tombeau. Je prie Madame D'Argental de me conserver ses bontés, et de vouloir bien m'écrire sur ce que je lui demande.

Donnez moi vôtre bénédiction, mes anges, j'en ai grand besoin au milieu des neiges et de la famine qui nous environnent.