1763-08-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je reçois la lettre du 11e august, de mes divins anges, avec le gros paquet.
J'entre tout du coup en matière, car je n'ai pas de temps à perdre.

D'abord, mes anges sauront que toutes les choses de détail ne sont point du tout comme elles étaient.

A l'égard de l'horreur que vous me proposez, et à laquelle made Denis n'a jamais pu consentir, cela prouve que vous êtes devenu très méchant depuis que vous êtes ministre. C'est ce que je mande à mr le duc de Praslin; le crime ne vous coûte rien; nous avions jugé, dans l'innocence des champs, qu'il était abominable que Fulvie voulût assassiner Antoine, que ce n'était point l'usage des dames romaines quand on leur présentait des lettres de divorce, que deux assassinats à la fois, et tous deux manqués, pouvaient révolter les âmes tendres et les esprits délicats. Mais puisque ce comble d'horreur vous fait tant de plaisir, je commence à croire que le public pourra la pardonner, mais je vous avertis que la combinaison de ces deux assassinats est horriblement difficile. Il est à craindre que l'extrême atrocité ne devienne ridicule. Un assassinat manqué peut faire un effet tragique. Deux assassinats manqués peuvent faire rire, surtout quand il y en a un hasardé par une dame. Toutes les combinaisons que ce plan exige, demandent beaucoup de temps. J'y rêverai, et j'y rêve déjà en vous contant la chose seulement.

Mes divins anges, mon affaire contre la sainte église est entre les mains de mr Mariette; cette affaire est terrible. Si nous la perdions, tous les droits, tous les avantages de notre terre nous seraient infailliblement ravis; nous aurions jeté plus de cent mille écus dans la rivière. Tous nos droits sont fondés sur le traité d'Arau, il ne s'agit aujourd'hui que de savoir qui doit être juge du traité d'Arau, ou le roi qui le connaît, ou le parlement de Dijon qui ne le connaît pas.

La république de Genève, intéressée comme moi dans cette affaire, a chargé mrs Cromelin d'en parler ou d'en écrire à mr le duc de Praslin, afin que ce ministre puisse faire regarder au conseil cette affaire comme une affaire d'état, laquelle doit être jugée au conseil des parties, comme tous les procès de ce genre y ont été jugés.

Mais aujourd'hui, il ne s'agit que de revenir contre un arrêt de ce même conseil des parties, obtenu par défaut, et subrepticement contre mrs de Budé qui n'en ont rien su, et qui étaient dans leurs terres en Savoie, quand on a rendu cet arrêt; il renvoie les parties plaider au parlement de Dijon, selon les conclusions de l'église, et contre les déclarations de nos rois que mrs de Budé n'ont pu faire valoir, dans l'ignorance où ils étaient des procédures que l'on faisait contre eux.

C'est à mr Mariette, chargé du pouvoir de mrs de Budé et du nôtre, à revenir contre cet arrêt, et à renouer l'affaire au conseil des parties.

Il sera peut-être nécessaire que préalablement, nous obtenions des lettres patentes du roi, au rapport de mr le duc de Praslin. C'est ce que j'ignore, et sur quoi probablement mr Mariette m'instruira.

On m'avait mandé des bureaux de mr de st Florentin, que cette affaire dépendait de son ministère, parce qu'il a le département de l'église; mais mr le duc de Praslin a le département des traités.

Pompée et Fulvie disent qu'ils sont fort fâchés de cet incident qui vient les croiser, que le traité d'Arau n'a aucun rapport avec l'empire romain et les proscriptions.

Mes anges, ma tête bout, et mes yeux brûlent. Je me mets à l'ombre de vos ailes.

Encore un mot, pourtant. Mr de Martel, fils de la belle Martel, ci-devant inspecteur de la gendarmerie, arrive ici sous un autre nom, par la diligence, avec une vieille redingote pelée, et une tignasse par dessus ses cheveux; il dit qu'il vous connaît beaucoup. Expliquez moi donc cela, je vous en conjure. Est il fou?

V.

M'est-il permis d'insérer ici ce petit paquet pour frère d'Amilaville? Je ne vous parle point de Saül, j'aime mieux Pompée.

Respect, tendresse et reconnaissance.

V.