1763-11-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Antoine Jean Gabriel Le Bault.

Monsieur,

Il y a environ six semaines que j'eus l'honneur de vous écrire par le plus jeune de vous confrères, que j'appelais l'Adonis du parlement.
Je vous demandais un tonneau de votre meilleur vin; mais permettez qu'aujourd'hui j'aie l'honneur de vous parler d'une affaire plus essentielle; ayez la bonté de préparer votre patience.

Lorsque Henri IV, de divine mémoire, acquit le pays de Gex, il s'engagea par la traité à maintenir tous les droits des seigneurs, toutes les aliénations de dîmes, et d'autres possessions faites en leur faveur. Il ratifia les anciens traités qui stipulaient ces droits. Louis XIV les confirma solennellement par le traité d'Arau en 1658, et Louis XV les a toujours maintenus quand on les a réclamés en son conseil.

Je me suis trouvé dans ce cas en achetant la terre de Ferney. MM. de Budé qui me l'ont vendue, soutenaient au conseil du roi leurs droits, et particulièrement celui des dîmes, que le curé revendiquait.

Le roi a fait écrire en dernier lieu par m. le duc de Praslin à m. le premier président, que son intention était que les traités subsistassent dans toute leur force; que les seigneurs du pays de Gex ne fussent inquiétés dans aucun de leurs droits, attendu que ces droits intéressent la Savoie, Berne et Genève.

M. le duc de Praslin prie au nom du roi m. le premier président d'empêcher qu'il soit fait aucune procédure au sujet des dîmes contre les seigneurs qui en sont en possession. M. le duc de Praslin m'ayant fait part de cette résolution du roi et de la lettre qu'il écrivait à m. le premier président, j'eus l'honneur d'écrire à ce magistrat, pour lui demander sa protection. J'en use de même avec vous, monsieur. Je sens bien que le parlement pourrait faire des difficultés sur la lettre de m. le duc de Praslin, qu'on peut la regarder comme n'étant pas dans les règles ordinaires, et qu'alors il faudrait obtenir un arrêt du conseil en forme. Mais monsieur, cette affaire étant de pure conciliation, ne puis je pas me flatter, qu'en voulant bien vous joindre à m. le premier président, on imposera silence à mon curé, et l'on nous épargnera les longueurs et les frais d'un procès au conseil du roi? Vous rendriez en cela la plus exacte justice. Ce prêtre jouit de plus de douze cents livres de rente, et demande encore la dîme à laquelle ses prédécesseurs ont renoncé, et pour laquelle ils ont transigé: il veut plaider au parlement, parce qu'il dit que le parlement ne connaît point les traités, et ne juge que sur le droit commun. S'il avait la dîme, la terre de Ferney lui vaudrait plus qu'au seigneur. Il joint à ses procédures le procédé d'un ingrat. Nous l'avons accablé de bienfaits, et il s'arme aujourd'hui de nos bienfaits contre nous mêmes.

Voilà, monsieur, sur quoi je réclame vos bontés; j'ajouterai que cette affaire regarde m. le président de Brosses autant que moi; car si je perdais ma dîme il perdrait aussi celle de la terre de Tournay, qu'il m'a vendue à vie. Je vous supplie de vouloir bien me dire ce qu'il faut que je fasse dans cette conjoncture délicate; permettez moi de m'en rapporter à vos lumières et à votre bienveillance.

J'ai l'honneur d'être avec respect, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire