9 janvier 1765
Madame,
L'honneur que j'ai eu de vous faire ma cour plusieurs années, vos bontés, mon respectueux attachement, me mettent en droit d'attendre de vous autant de justice que vous accordez de protection à m. Rousseau de Genève.
Il publie un livre qui jette un peu de trouble dans sa patrie; mais qui croirait que dans ce livre il excite le conseil de Genêve contre moi? Il se plaint que ce conseil condamne ses ouvrages et ne condamne pas les miens, comme si le conseil de Genève était mon juge. Il me dénonce publiquement ainsi qu'un accusé en défère un autre. Il dit que je suis l'auteur d'un libelle intitulé sermon des cinquante, libelle le plus violent qu'on ait jamais fait contre la religion chrétienne, libelle imprimé depuis plus de quinze ans à la suite de l'homme machine de La Métrie, ouvrage d'ailleurs écrit d'un style grossier, et dans lequel nul trait d'esprit ne [dégu]ise ce que le sujet a de ré[voltant.]
Est il possible, madame, qu'un homme qui se vante de votre protection joue ainsi le rôle de délateur et de calomniateur? Il n'est point d'excuses sans doute pour une action si coupable et si lâche, mais quelle peut en être la cause? La voici, madame.
Il y a cinq ans que quelques gènevois venaient chez moi représenter des pièces de théâtre; c'est un exercice qui apprendra à la fois à bien parler, et à bien prononcer, et qui donne même de la grâce au corps comme à l'esprit. La déclamation est au rang des beaux arts. M. Dalembert alors fit imprimer dans le dictionnaire encyclopédique un article sur Genève dans lequel il conseillait à cette ville opulente d'établir chez elle des spectacles; plusieurs citoyens se récrièrent contre cette idée. On disputa, la ville se partagea. M. Rousseau, qui venait de donner un opéra et des comédies à Paris, écrivit de Montmorency contre les spectacles.
Je fus bien surpris de recevoir alors une lettre de lui conçue en ces termes, Monsieur, Je ne vous aime point, vous corrompez ma république en donnant chez vous des spectacles, est ce là le prix de l'asile qu'elle vous a donné?
Plusieurs personnes virent cette lettre singulière, elle [l'éta]it trop pour que j'y répondisse, [je] me contentai [de le p]laindre, et même en dernier lieu quand [il] fut obligé de quitt[er la] France je lui fis offrir pour asile cette même campagne qu'il me reprochait d'avoir choisie près de Genève. Le même esprit qui l'avait porté, madame, à m'écrire une lettre si outrageante l'avait brouillé en ce temps là avec le célèbre médecin mr Tronchin, comme avec les autres personnes qui avaient eu quelque liaison avec lui.
Il crut qu'ayant offensé mr Tronchin et moi, nous devions le haïr, c'est en quoi il se trompait beaucoup; je pris publiquement son parti quand il fut condamné à Genève, je dis hautement qu'en jugeant son roman d'Emile, on ne faisait pas assez d'attention que les discours du vicaire savoyard, regardés comme si coupables, n'étaient que des doutes auxquels ce prêtre même répondait par une résignation qui devait désarmer ses adversaires. Je dis que les objections de l'abbé Houteville contre la réligion chrétienne sont beaucoup plus fortes et ses réponses beaucoup plus faibles. Enfin je pris la défense de mr Rousseau. Cependant m. Rousseau vous dit madame, et fit même imprimer que m. Tronchin et moi, nous étions ses persécuteurs. Quels persécuteurs qu'un malade de soixante et onze ans, persécuté lui même jusque dans sa retraite, et un médecin consulté par l'Eu[rope entière], uniquement occupé de soulager les maux des hommes, et qui certainement n'a pas le temps de se mêler de leurs misérables querelles.
Il y a plus de dix ans que je suis retiré à la campagne auprès de Genève sans être entré quatre fois dans cette ville. J'ai toujours ignoré ce qui se passe dans cette république, je n'ai jamais parlé de m. Rousseau que pour le plaindre. Je fus très fâché que m. le marquis de Chimène l'eût tourné en ridicule. J'ai été outragé par lui, sans lui jamais répondre, et aujourd'hui il me dénonce juridiquement, il me calomnie dans le temps même que je prends publiquement son parti. Je suis bien sûr que vous condamnez un tel procédé, et qu'il ne s'en serait pas rendu coupable s'il avait voulu mériter votre protection. Je finis, madame, par vous demander pardon de vous importuner de mes plaintes, mais voyez si elles sont justes, et daignez juger entre la conduite de mr Rousseau et la mienne.
Agréez le profond respect et l'attachement inviolable avec lequel je serai toute ma vie,
madame.
Je ne peux avoir l'honneur de vous écrire de ma main, étant presque entièrement aveugle.