1754-02-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jacques Abram Elie Daniel Clavel de Brenles.

Monsieur,

Tout malade que je suis, je me hâte de répondre aux bontés touchantes dont vous voulez bien m'honorer.
Je ne peux vous écrire de ma main, mais mon cœur n'en est pas moins sensible à vos soins obligeants. Madame Goll, et Mr. Dupont m'ont fait déjà connaître tout le prix de vôtre société; et vôtre lettre prévenante me confirme bien tout ce qu'ils m'en avaient dit. Il est vrai, Monsieur, que j'ai toujours eu pour point de vuë d'achever dans un païs libre, et dans un climat sain la courte et malheureuse carrière à la quelle chaque homme est condamné. Lausanne m'a paru un païs fait pour un solitaire et pour un malade. J'avais eu dessein de m'y retirer, il y a deux ans, malgré les bontés que me prodiguait alors le Roi de Prusse. Le climat rigoureux de Berlin ne pouvait convenir à ma faible constitution. Messieurs du Conseil de Berne me promirent leur bienveillance par la main de leur Chancelier. Monsieur Polier de Bottens m'a écrit plusieurs lettres d'invitation. Celle que je reçois de vous augmente bien mon désir d'aller à Lausanne. Si mr. Bousquet voulait donner une édition de mes véritables ouvrages, (que j'ose vous dire, qu'on ne connait pas, et qui ont toujours été imprimés d'une manière ridicule), ce serait pour moi un amusement dans la solitude que ma vieillesse, ma mauvaise santé, et mon goust me prescrivent.

A l'égard des personnes dont vous me faites l'honneur de me parler, vous pouvez les assurer qu'elles sont très-mal informées. Je ne les verrais probablement pas, si j'achetais une maison dans vos quartiers; ou si je les voïais, ce ne serait que pour leur faire du bien.

A l'égard de Mr. Bousquet, je n'aurais d'autres conventions à faire avec lui, que de lui recommander de la netteté, de la propreté, et de l'exactitude, et de lui offrir ma bourse s'il en avait besoin. J'ai l'honneur, à la vérité, d'être Gentilhomme de la Chambre du Roi de France, mais je suis officier honoraire et sans fonctions; et je peux présumer que le Roi mon maître me permettrait en voïageant pour ma santé, de m'arrêter à Lausanne. Il faudrait attendre les beaux jours pour ce voïage; ces jours, Monsieur, seront beaucoup plus beaux pour moi, si je peux vous témoigner de vive voix ma reconnaissance pour vos attentions.

Il y a longtemps que j'ai l'honneur de connaître Mr. de Montaulieu. Sa société ferait le charme de ma vie dans ma retraite. Permettez moi de l'assurer ici de mon dévouement. Agréez les assurances de la sensibilité, et de la vive reconnaissance avec les quelles j'ai l'honneur d'être,

Monsieur

Votre très-humble et très-obéissant serviteur

Voltaire