1754-05-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame,

Vos bontez font dans mon cœur, un étrange contraste avec les maladies qui m'accablent.
Je viendrais sur le champ me mettre aux pieds de votre altesse sérénissime, soit à Gotha, soit à Altembourg, si j'en avais la force: mais je n'ay pas eu encor celle de me faire transporter aux eaux de Plombieres. Dieu préserve la grande maitresse des cœurs d'être dans l'état où je suis, et conserve à votre altesse sérénissime cette santé, le plus grand des biens, sans le quel L'électorat de Saxe, qui devrait vous apartenir, serait si peu de chose, sans le quel L'empire de la terre ne serait qu'un nom stérile et triste. Si je peux madame acquérir une santé tolérable: si je me trouve dans un état où je puisse me montrer: si je ne suis pas condamné par la nature à attendre la mort dans la solitude, il est bien certain que mon cœur me mènera dans votre cour. Quand j'ay dit que j'en demanderais permission à la nature et à la destinée, je n'ay dit que ce qui est trop vrai. Pauvres automates que nous sommes, nous ne dépendons pas de nous mêmes. Le moindre obstacle arrête tous nos désirs, et la moindre goutte de sang dérangée nous tue, ou nous fait languir dans un état pire que la mort même.

Ce que votre altesse sérénissime me mande de la santé de madame de Bukwald redouble mon attendrissement et mes allarmes. Elle m'a inspiré l'intérest le plus vif. Il y a certainement bien peu de femmes comme elle. Où pouriez vous trouver de quoy réparer sa perte? La vie n'est agréable qu'avec quelqu'un à qui on puisse ouvrir son cœur, et dont l'attachement vrai s'exprime toujours avec esprit sans avoir envie d'en montrer. Elle est faitte pour vous madame. J'ose vous protester que je vous suis attaché comme elle et que mon cœur a toujours été à Gotha, depuis que V. A. S. a daigné m'y recevoir avec tant de bonté.

Je voudrais L'amuser par quelques nouvelles mais heureusement la transquilité de l'Europe n'en fournit point de grandes. Les grandes nouvelles sont presque toujours des malheurs. Je ne sçai rien des petites, sinon qu'un chimiste du duc des Deux Ponts nommé Boull ou Poull, parent je crois d'un de vos ministres, a tenté en vain de créer le salpêtre à Colmar. Il a travaillé à Colmar pendant trois mois avec un Saxon, nommé le baron de Planits et ny l'un ny l'autre, n'ont encor réussi dans le secret de perfectioner la manière de tuer les hommes. On croit avoir découvert à Londres et à Paris l'art de rendre l'eau de la mer potable, et on pourait bien n'y pas réussir davantage. De bons livres nouvaux il n'y en a point. Il en parait, quelques uns sur le commerce, on les dit de quelque utilité, mais il ne se fait plus de livres agréables. Il semble que depuis quelque temps les livres ne soient composez que pour des marchands et des apoticaires. Tout roule sur la phisique et sur le négoce. Cela n'est guères amusant pour une princesse pleine d'esprit et de sentiment, qui veut nourir son âme. Il faut s'en tenir aux bons ouvrages du siècle passé. Vos propres réflexions madame vaudront mieux que tout ce qu'on fait aujourduy. Que ne pui-je être à portée d'admirer de près votre belle âme, tous vos sentiments, votre manière judicieuse de penser? que ne pui je renouveller à vos pieds le profond respect et le culte que mon âme a voué à la vôtre?

V.