1752-02-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste Nicolas Formont.

Je suis à peu près, monsieur, comme madame du Deffant; je ne peux guère écrire, mais je dicte avec une grande consolation les expressions de ma reconnaissance pour votre souvenir.
Comptez que vous et madame du Deffant vous êtes au premier rang des personnes que je regrette, comme de celles dont le suffrage m'est le plus précieux. Je vous aurais déjà envoyé le Siècle de Louis XIV, si je n'étais occupé à corriger quelques fautes dans lesquelles il n'est pas étonnant que je sois tombé, écrivant à quatre cents lieues de Paris, et n'ayant presque d'autre secours que mon portefeuille et ma mémoire. Monsieur le Bailli m'est venu voir aujourd'hui. Vous avez là un très aimable neveu, et qui réussira dans la carrière qu'il a sagement entreprise. Il dit que vous avez achété une jolie terre auprès de Rouen; j'en regretterai moins Paris, si vous habitez votre Normandie; mais comment pourrez vous quitter madame du Deffant, dans l'état où elle est?

J'ai vu les Mémoires sur les mœurs du XVIIIe siècle. Ils sont d'un homme qui est en place, et qui par là est supérieur à sa matière. Il laisse faire la grosse besogne aux pauvres diables qui ne sont plus en charge, et qui n'ont d'autre ressource que celle de bien faire. Il faut que je tâche de me sauver par la prose, puisqu'il se pourrait bien faire, à l'heure que je vous parle, que j'aie été sifflé en vers à Paris. Il me semble que Cicéron était plus fait pour la tribune aux harangues que pour notre théâtre. Crébillon m'a d'ailleurs enlevé la fleur de la nouveauté. Je n'ai ni prêtre maquereau, ni catin déguisée en homme, ni ce style coulant et enchanteur qui fit réussir sa pièce; je dois trembler. Je vous prie de ne pas m'en aimer moins, en cas que je sois sifflé. L'excommunication du parterre ne doit pas me priver de votre communion; et, quand je serais condamné par la Sorbonne avec l'abbé de Prades, je compterais encore sur vos bontés. Adieu, monsieur; soyez persuadé que je ne vous oublierai jamais. Présentez à madame du Deffant mes plus tendres respects, je vous en prie. Vous me feriez grand plaisir, si vous vouliez me mander sincèrement ce que vous pensez de Rome sauvée. Je vous embrasse de tout mon cœur.