A Potsdam, 28 avril [1752]
On croirait presque que je suis laborieux, mon cher Formont, en voyant l'énorme fatras dont j'ai inondé mes contemporains; mais je me trouve le plus paresseux des hommes, puisque j'ai tardé si longtemps à vous écrire et à vous instruire des raisons qui m'ont empêché de vous envoyer, à vous et à madame du Deffant, ce Siècle de Louis XIV.
J'y ai trouvé, quand je l'ai relu, une quantité de péchés d'omission et de commission qui m'a effrayé. Cette première édition n'est qu'un essai encore informe. Le fruit que j'en retire, c'est de recevoir de tous côtés des remarques, des instructions de la part des Français et de quelques étrangers, qui m'aideront à faire une bonne histoire. Je n'aurais jamais obtenu ces secours, si je n'avais pas donné mon ouvrage. Les mêmes personnes, qui m'ont refusé longtemps des instructions, quand je travaillais, m'envoient à présent des critiques le plus volontiers du monde. Il faut tirer parti de tout. Je fais une nouvelle édition qui sera plus ample d'un quart, et plus curieuse de moitié; et je tâcherai d'empêcher, autant qu'il sera en moi, que la première édition, qui est trop fautive, n'entre en France. J'ai bien peur, mon cher ami, que ma lettre ne vous trouve point à Paris. Voilà madame du Deffant en Bourgogne; vous avez tout l'air d'être dans votre Normandie. Votre parent monsieur le Bailli fait son chemin de bonne heure, comme je vous l'avais dit. Le voilà ministre accrédité, en attendant que m. le chevalier de la Touche arrive; et il ira probablement de cour en cour mener une vie douce, au nom du roi son maître. Mais je le défie d'en mener une plus douce et plus tranquille que la vôtre; je dirai encore, si on veut, la mienne; car je vous assure qu'étant auprès d'un grand roi, il s'en faut beaucoup que je sois à la cour. Je n'ai jamais vécu dans une si profonde retraite. Ce serait bien là l'occasion de faire encore des vers, mais j'en ai trop fait. Il faut savoir se retirer à propos, et imposer silence à l'imagination, pour s'occuper un peu de la raison. Je m'occupe avec les ouvrages des autres, après en avoir assez donné. Je fais comme vous; je lis, je réfléchis, et j'attrape le bout de la journée. J'avoue qu'il serait doux de finir cette journée entre vous et madame du Deffant; c'est une espérance à laquelle je ne renonce point. Si ma lettre vous trouve encore tous deux à Paris, je vous supplie de lui dire qu'elle est à la tête du petit nombre des personnes que je regrette, et pour qui je ferai le voyage de Paris. Je lui souhaite un estomac, ce principe de tous les biens. Adieu, mon très cher Formont; faites quelquefois commémoration d'un homme qui vous aimera toute sa vie.