1774-08-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet.

O tu major Fontanello Et doctior,

On m'a envoié la Lettre du Théologien à l'auteur du dictionaire des trois siècles.
Il y a des plaisanteries et des morceaux d'éloquence dignes de Pascal. Il est impossible qu'un abbé qui s'est déjà signalé par plusieurs brochures contre les Cléments et les Sabotiers, ait fait seul ce singulier ouvrage. Je sais qu'il n'a nulle connaissance des mathématiques, et qu'il ignore si Monsieur d'Alembert a résolu le premier d'une manière générale et satisfesante, le problème des cordes vibrantes. J'avoue à ma honte que je l'ignorais aussi, et que depuis les injustices que j'essuiai sur les éléments de Neuton, j'ai renoncé il y a environ quarante ans aux mathématiques.

Je ne sais ce que c'est que les éléments de géométrie de l'abbé de La Chapelle. Il est donc évident que ni cet abbé qui écrase Sabotier, ni moi qui me suis moqué de lui avec Pégaze, ne pouvons avoir fait ces morceaux de la Lettre du théologien qui fait tant de bruit à Paris.

Je ne serai point étonné que tout le clergé, dont on ne parle qu'avec horreur dans cette Lettre, en demande justice à grands cris, et l'obtienne très aisément. Il est, après tout, le premier ordre de l'état, et il est en droit de se plaindre. Le ministère peut se joindre au clergé, et trouver fort mauvais qu'on dise à la page 82, Que c'est du peuple que les princes ont reçu leur autorité. Il dira que le roi a reçu sa couronne de soixante et cinq rois ses ancêtres, par la même loi que tout particulier hérite du bien de son père.

Il ne fallait pas sans doute joindre la cause des Evêques et même des rois, à la cause d'un abbé Sabotier. Il ne fallait pas donner de pareilles armes à ce polisson. Il ne fallait pas le mettre en droit de dire, On blasphême contre l'église, contre le Roi et contre moi.

L'abbé qui a fourni le canevas de cette brochure, n'a fourni que des pierres avec lesquelles on lapidera les philosophes. Je veux bien être lapidé pour sauver d'honnêtes gens, mais je ne veux pas mourir injustement et inutilement. Il n'est pas juste qu'un abbé Sabotier, le plus vil des scélérats, compilateur du systême de Spinosa (et non de la vie de Spinosa, comme le dit la lettre du théologien), un soi-disant homme de lettres qui n'a fait que des vers aussi infâmes que plats, un domestique qui a volé ses maîtres, un fripon échapé des cachots où il avait été renfermé à Strasbourg, il n'est pas juste, dis-je, qu'un tel homme puisse être avec quelque aparence de raison, la cause du malheur des hommes les plus respectables et du mien. On doit me laisser mourir en repos.

En un mot, je ne suis pas l'auteur de la Lettre du théologien; je ne dois pas passer pour l'être; et je suis bien sûr que vous et vos amis vous me rendrez cette justice.

Peut être le gouvernement, occupé de choses plus importantes, ne fera t-il nulle attention à cette brochure. Mais peut être en recherchera t-on l'auteur, et exercera t-on la plus grande sévérité. Dans cette incertitude je ne puis vous exprimer mon affliction et ma crainte. J'attends mon repos de la vérité et de vôtre amitié.

Ma fin est triste, je souffre des tourments inexprimables dans mon pauvre corps qui va se dissoudre; faut-il souffrir encor dans mon âme immortelle?

Je vous suplie de conférer avec Bertrand et de m'éclairer tout deux.

V.