1765-11-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Élisabeth de Dompierre de Fontaine, marquise de Florian.

Ma chère nièce, voici un gros paquet que made la duchesse d'Enville a bien voulu vous faire parvenir.
Vous y trouverez d'abord une lettre de m. le comte de Schouvalof pour m. de Florian, et un paquet pour made Du Deffant, que je vous supplie de lui faire tenir comme vous pourrez et le plus tôt que vous pouvez.

Je ne sais pas trop quand vous recevrez tout cela, car nous sommes inondés: les ponts sont emportés, les coches de Lyon se noyent dans la rivière d'In; nous voilà séparés du reste du monde, mais je m'aperçois seulement que je suis séparé de vous. Vous m'aviez accoutumé à une vie fort douce.

On ne sait point encore quand m. Tronchin ira s'établir à Paris; il semble qu'il redoute d'y être consulté sur la maladie de m. le dauphin. Les nouvelles de cette maladie varient tous les jours; mais je m'imagine toujours que le péril n'est pas pressant, puisque les spectacles continuent à Fontainebleau.

Je n'ai point vu melle Clairon sur la liste des plaisirs; il semble qu'on ait voulu lui faire croire qu'on pouvait se passer d'elle. Vous allez avoir à la st Martin l'opéra comique, le parlement, et le clergé. Tout cela sera fort amusant, mais si vous êtes un peu philosophe, vous vous plairez davantage à la conversation de messieurs Diderot et Damilaville.

Je ne sais si vous savez que J. J. Rousseau a été lapidé comme st Etienne par des prêtres et des petits garçons de Moutiers-Travers. Il me semble qu'on en parlait déjà quand vous étiez dans l'enceinte de nos montagnes; mais le bruit de ce martyre n'était pas encore confirmé. Heureusement les pierres n'ont pas porté sur lui. Il s'est enfui comme les apôtres, et a secoué la poussière de ses pieds.

Nous verrons si le clergé de France lapidera les parlements. Il me semble que celui de Paris a perdu son procès au sujet des nonnes de st Cloud. Cela est bien juste; l'archevêque est duc de st Cloud, et il faut que le charbonnier soit maître chez lui, surtout quand il a la foi du charbonnier.

Je vous prie, quand il y aura quelque chose de nouveau, de donner au grand écuyer de Cyrus la charge de votre secrétaire des commandements. Vous ferez une bonne action, dont je vous saurai beaucoup de gré, si vous donnez à diner à m. de Beaumont, non pas à Beaumont l'archevêque, mais Beaumont le philosophe, le protecteur de l'innocence, et le défenseur des Calas et des Sirven. L'affaire des Sirven me tient au cœur; elle n'aura pas l'éclat des Calas: il n'y a eu malheureusement personne de roué; ainsi nous avons besoin que Beaumont répare par son éloquence ce qui manque à la catastrophe. Il faut qu'il fasse un mémoire excellent. Je voudrais bien le voir avant qu'il fût imprimé; et je voudrais surtout que les avocats se défissent un peu du style des avocats.

Adieu, ma chère nièce; vous devez recevoir, ou avoir reçu, une lettre de votre sœur. Nous faisons mille compliments à tout ce qui vous entoure, mari, fils et frère, et nous vous souhaitons autant de plaisir qu'on en peut goûter quand on est détrompé des illusions de Paris.