1774-08-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Louis Claude Marin.

Si vous avez du temps à vous, mon cher correspondant, si vous m'aimez toujours un peu, mandez moi je vous prie comment sont reçus dans le public les deux discours de Mr Suard et de Mr Gresset, l'un très philosophique, et l'autre grammatical.

On me parle de la Lettre d'un Théologien à L'abbé Sabotier. Je l'ai lue, elle m'a inspiré de l'admiration et de l'effroi. L'auteur est sans doute un profond géomêtre, et un homme d'un esprit supérieur. Mais c'est un Hercule qui s'amuse à écraser un scorpion à coups de massue. Je suis bien surpris qu'un homme de son mérite traitte sérieusement un Sabotier. C'est une chose bien hardie d'ailleurs de donner tant de souflets au clergé sur la joue de ce misérable polisson.

On me mande que l'ouvrage fait dans Paris un effet prodigieux. Quelques personnes me l'attribuent, mais j'en suis incapable, il y a trop longtemps que j'ai renoncé à la géométrie et de plus je ne saurais aprouver qu'on dise tant de mal des prêtres sans aucun correctif. Il est très certain qu'il y a parmi eux de très belles âmes: des Evêques, des Curés sages et charitables. Il ne faut jamais attaquer un corps tout entier excepté les jésuites. En un mot, je suis fâché que dans les premiers jours d'un nouveau règne on ait fait un si bon et si dangereux ouvrage, que le ministère sera probablement forcé de condamner, et qu'on pourait bien déférer au parlement.

Je vous prie de me dire aussi si vous êtes idolâtre d'Orphée et si vous avez abjuré entièrement Roland et Armide.

Aiez la charité de faire parvenir ma réponse à Mr Suard qui ne m'a pas donné son adresse. La mienne est toujours à Ferney, où je n'aurai pas sans doute le bonheur de vous voir puisque j'ai le bonheur de savoir que vous resterez en place.