1774-08-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Ceci devient sérieux, mon cher ange. Vous connaissez sans doute la lettre d'un théologien à l'auteur du dictionaire des trois siècles. C'est Hercule qui assomme à coups de massue un insecte, mais il frappe aussi sur toutes les têtes de l'hydre. On ne peut être ni plus éloquent ni plus maladroit. Cet ouvrage aussi dangereux qu'admirable armera sans doute tout le clergé. Il parait tout juste dans le temps que j'écris à m. le chancelier pour l'affaire que vous savez. Pour comble de malheur on m'impute cet écrit funeste dans lequel il est question de moi presque à chaque page.

L'ouvrage est d'un homme qui a sans doute autant d'esprit que Pascal, et qui est aussi bon géomètre. Il dit que d'Alembert a résolu le premier d'une manière générale et satisfaisante le problème des cordes vibrantes, et qu'il a inventé le calcul des différences partielles.

Je n'ai jamais lu ces cordes vibrantes ni ces différences partielles de mr Dalembert. Il y a près de quarante ans que vous m'avez fait renoncer à la sécheresse des mathématiques.

Il est donc impossible que je sois l'auteur de cet écrit. J'aime les philosophes, je ne veux pas être leur bouc émissaire. Je ne veux ni de la gloire d'avoir fait la lettre du théologien ni du châtiment qui la suivra.

J'admire seulement comme tous les événements de ce monde s'enchaînent, et comment un gueux comme Sabatier, un misérable connu pour avoir volé ses maîtres, un polisson payé par les Pompignan, devient le sujet ou d'une persécution ou d'une révolution.

Je mets peut-être trop d'importance à cette aventure. Je peux me tromper et je le souhaite. Mais si le gouvernemt se mêle de cette affaire, il est juste que je me défende sans accuser personne.

Je ne sais actuellement où vous êtes mon cher ange. Mais si cette affaire fait autant de bruit qu'on le dit, si m. le chancelier en est instruit, s'il vous en parle songez je vous en prie que je n'ai nulle part à la lettre du Théologien, que je me suis contenté de causer avec Pégaze et qu'il y aurait une injustice affreuse à me rendre responsable des témérités respectables de gens qui valent beaucoup mieux que moi. Je suis affligé qu'on ait gâté une si bonne cause en la défendant avec tant d'esprit. Je vois la guerre déclarée et la philosophie battue. Mon innocence et ma douleur sont telles que je vous écris en droiture. Je vous demande en grâce de me répondre le plus tôt que vous pourrez.

J'attends avec impatience des nouvelles de la santé de mad: Dargental et de m. votre frère.