Paris le 6 mars [1776]
Je vous conjure, Monsieur, d'être bien tranquille sur l'Edition de Bardin; elle ne se vend point ici; Panckoucke n'a garde de se charger d'un pareil effet, et personne ne songe à vous attaquer: Le fanatisme, tout féroce qu'il est, craint encore un peu le ridicule, et il faut craindre de l'aviser du mal qu'il pourroit faire.
Je vous parle d'après de bons avis. J'ai vu quelques uns de Messieurs; il ne sont pas de la majorité, mais ils voyent bien et pensent encors mieux.
Il est vrai que nous sommes dans un moment orageux; sed tua navis in alto est; c'est aux petites barques à se garer de la tempête.
La barque de ce malheureux Delisle a essuyé une rude bourasque; mais l'orage se calme. Le Parlement a converti hier le décret de prise de corps en un assigné pour être ouï, et c'est L'illustre M. Pasquier qui a signé l'arrêt. On croit qu'on ne donnera point de suite à cette affaire.
Il seroit bien tems de faire une loi qui fixât la jurisdiction à laquelle doit apartenir la censure des livres. Il est bien barbare qu'un citoyen à qui l'autorité sous une certaine forme a permis de publier un livre, puisse être attaqué par la même autorité sous une autre forme pour avoir publié ce livre. Que le Chancelier ou le Parlement nomme les Censeurs des livres; à la bonne heure; mais que le citoyen qui s'est soumis à toutes les conditions que lui impose la la loi ne puisse être inquiété ni dans sa personne ni dans ses biens: c'est une contradiction abominable, qui n'existe qu'en France, qui choque toutes les notions de justice et d'humanité, et contre laquelle il faudroit crier bien haut et longtems; car les cris des honnêtes gens ont encore plus d'influence qu'on ne croit, même sur les fripons. Le public s'éclaire; il ne lui manque que de connoître sa force pour renverser bien des tirannies. C'est ce que voyent très bien et ce que redoutent les opresseurs grands et petits qui font la guerre à la raison et à la philosophie.
Prêchés et protégés toujours l'une et l'autre, Monsieur; elles vous doivent la plus grande partie des progrès qu'elles ont fait en France, et c'est un service immortel rendu à l'humanité. Jamais l'éloquence et la poësie n'ont exercé un plus beau ministère que dans vos ouvrages.
Recevés l'hommage de mon admiration, de ma reconnoissance et de mon respectueux attachement.
Suard