1740-04-15, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon cher Voltaire, votre Dévote est venue le plus à propos du monde.
Elle est charmante, les caractères bien soutenus, l'intrigue bien conduite, le dénoûment naturel. Nous l'avons lue, Césarion et moi, avec beaucoup de plaisir, souhaitant beaucoup de la voir représenter ici en présence de son auteur, et de cet ami que nous désirons tant de voir. Mon amphibie vous fait des compliments de ce que, tout malade que vous êtes, vous travaillez plus et mieux que tant d'auteurs pleins de santé. Je ne conçois rien à votre être très particulier, car, chez nous autres mortels, l'esprit souffre toujours des langueurs du corps; la moindre chose me rend incapable de penser. Mais votre esprit, supérieur à ses organes, triomphe de tout. Puisse-t-il triompher de la mort même!

Vous lirez, s'il vous plaît, un petit conte assez mal tourné que je vous envoie, et une épître où je me suis avisé de parler très sérieusement à une sorte de gens qui ne sont guère d'humeur à régler leur conduite sur la morale des poètes. Machiavel suivra quand il pourra; vous voudrez bien attendre que j'aie le temps d'y mettre la dernière main.

Le monde est si tracassier ici, si inquiet, si turbulent, qu'il n'est presque pas possible d'échapper à ce mal épidémique; tout ce que je puis faire quelquefois, c'est de rimer des sottises. Je m'attends de me trouver bientôt dans une assiette plus tranquille pour reprendre des occupations plus sérieuses, et qui demandent de la réflexion. A présent, voilà une malheureuse suite de jours de fêtes qu'il faut fêter quoi que l'on en ait, et des discours très inconséquents qu'il faut applaudir d'un air de conviction. Je fais ce manège à contre-cœur, haïssant tout ce qui est hypocrisie et fausseté.

Algarotti m'écrit que Pine n'avait pas encore achevé son impression de Virgile, et que la Henriade serait pendue au croc, en attendant. J'en ai fort grondé, car il m'a semblé que

Virgile, vous cédant la place,
Qu'il obtint jadis au Parnasse,
Vous devait bien le même honneur
Chez maître Pine, l'imprimeur.

Vous voyez, mon cher Voltaire, la différence qu'il y a entre les décrets d'Apollon et les fantaisies d'un imprimeur. Je soutiens la gloire de ce dieu en accélérant la publication de votre ouvrage et j'espère de réduire bientôt l'extravagance de l'Anglais en contentant son avidité intéressée.

Assurez s'il vous plaît, la marquise de mes attentions. Ménagez la santé d'un homme que je chéris, et n'oubliez jamais que, m'appartenant, vous devez porter tous vos soins à me conserver le bien le plus précieux que j'aie reçu du ciel. Donnez moi bientôt des nouvelles de votre convalescence, et comptez là dessus que, de toutes celles que je puis recevoir pendant ma vie, ce me sera la plus agréable. Adieu; je suis tout à vous.

Federic

Voici petit paquet que Césarion vous envoie. J'espère que son souvenir ne vous sera pas indifférent, et que vous apprendrez avec plaisir que sa santé se fortifie de jour en jour.

Dans le moment que le pauvre Césarion voulait vous écrire, il sentit un mal si vif à la main droite qu'il fut obligé d'abandonner la plume.