1740-07-29, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon cher ami, des voyageurs qui reviennent des bords du Frisch-Haff ont lu vos charmants ouvrages, qui leur ont paru un restaurant admirable, et dont ils avaient grand besoin pour les rappeler à la vie.
Je ne dis rien de vos vers, que je louerais beaucoup, si je n'en étais le sujet; mais un peu moins de louanges je vous prie, et il n'y aurait rien de plus beau au monde.

Mon large ambassadeur, à panse rebondie,
Harangue le roi très chrétien,
Et gens qu'il ne vit de sa vie;
Il en gagnera l'étisie,
En très bon rhétoricien.
Fleury nous affublait d'un bavard de sa clique,
Mutilé de trois doigts, courtois en matelot;
Je me tais sur Camas, je connais sa pratique,
Et l'on verra s'il est manchot.

Les lettres de Camas ne sont remplies que de Bruxelles; il ne tarit point sur ce sujet; et à juger par ses relations, il semble qu'il ait été envoyé à Voltaire, et non à Louis.

Je vous envoie les seuls vers que j'aie eu le temps de faire depuis longtemps. Algarotti les a fait naître; le sujet est la Jouissance. L'Italien supposait que nous autres habitants du nord ne pouvions pas sentir aussi vivement que les voisins du lac de Garde. J'ai senti et j'ai exprimé ce que j'ai pu pour lui montrer jusqu'où notre organisation pouvait nous procurer du sentiment. C'est à vous de juger si j'ai bien peint, ou non. Souvenez vous au moins qu'il y a des instants aussi difficiles à représenter que l'est le soleil dans sa plus grande splendeur; les couleurs sont trop pâles pour en approcher, et il faut que l'imagination du lecteur ou du spectateur supplée au défaut de l'art.

Je vous suis très obligé des peines que vous voulez bien vous donner touchant l'impression du Machiavel. L'ouvrage n'était pas encore digne d'être publié; il faut mâcher et remâcher un ouvrage de cette nature, afin qu'il ne paraisse pas d'une manière incongrue aux yeux d'un public toujours enclin à la satire. Je me prépare à partir, sous peu, pour le pays de Clèves. C'est là où

J'entendrai donc les sons de la lyre d'Orphée;
Je verrai ces savantes mains
Qui, par des ouvrages divins,
Aux cieux des immortels placent votre trophée.
J'admirerai ces yeux si clairs et si perçants,
Que les secrets que la nature
Cachés dans une nuit obscure,
N'ont pu se dérober à leurs regards puissants.
Je baiserai cent fois cette bouche éloquente
Dans le sérieux, dans le badin,
Et du cothurne au brodequin,
Toujours également enchanteresse et charmante.

Enfin je me fais une véritable joie de voir l'homme du monde entier que j'aime le plus et que j'ai été le plus impatient d'admirer.

Pardonnez mes lapsus calami et mes fautes autres. Je ne suis pas encore dans une assiette tranquille; et il me faut expédier mon voyage, après quoi j'espère trouver du temps pour moi.

Adieu, charmant, divin Voltaire; n'oubliez pas les pauvres mortels de Berlin qui vont faire dans peu diligence pour joindre les dieux de Cirey. Vale.

Federic