1732-02-11, de Pierre Robert Le Cornier de Cideville à Voltaire [François Marie Arouet].
Honneur, respect au Cothurne Tragique
Que bien chaussés, qui vous sied à ravir,
Honneur, respect à cette scène antique
Qu'en vers nouveaux vous faites retentir
Si qu'on se croit aux fastes de l'Attique
Où Sophoclés se vit tant aplaudir;
Ne rebutés pour ce nostre Lyrique,
Fils libertin né du tendre loisir,
Il est aussi de race Dramatique.

Cecy Mr est ma profession de foy et une espèce d'excuse que je vous fais pour les contre temps et les impertinences que vous aurés à essuyer d'un mien enfant que je vous ay envoyé par le dernier coche. Mon avis étoit qu'il se présenta devant vous en simples brodequins et qu'il ne se donna pas des airs de cothurne devant son maitre mais c'est un étourdy à qui il y a à refaire de la teste aux pieds. Est ce à vous, luy disois je, de vouloir trancher de la pièce de Théâtre? Quoy chétif ballet vous voulés courir sur le marché de la haute et puissante tragédie! Chétif ballet, m'a t'il répondu, tout comme il vous plaira. Ah pourquoy donc s'il vous plaist ne pourois je pas prendre le haut ton? Que l'orgueilleuse tragédie sache que je suis aussy tragique moy, quand il me plaist, à la différence qu'il ne convient pas à mon humeur de me chagriner comme elle des heures entières. Je ne luy envie point le triste plaisir de faire pleurer à chaudes larmes, on en est quitte avec moy pour un petit serrement de coeur que j'ay le secret de calmer sur le champ par une ariete, une danse, un changement de décoration &c. et qu'elle ne me mette pas en colère, car je luy prouverois, si j’étois garçon à vouloir prouver quelque chose, que tout méprisable que je luy parois j'ay peutestre de plus grandes difficultés qu'elle à surmonter.

Son auditoire estre mélancolique
Donne le temps au moins que l'on s'explique,
L'autheur y peut tour à tour faire agir
Pitié, Terreur, et Tendre, et Pathétique,
A force d'art, a force de gémir
Il voit enfin le spectateur blémir
Et sa douleur devient Epidémique.
A l'opéra c'est toute autre pratique,
Le Parterre est avide de plaisir;
Sans qu'il y pense il me faut l'attendrir,
Si le héros y meurt c'est en musique,
On dit Tollé, dès qu'on le voit languir,
Son agonie est au plus de trois Pauses
Et là dût'il dire de belles choses,
L'acteur ému dans ce touchant endroit
Fût'il en pleurs afin qu'on en répande,
On bat des pieds, il faut finir tout net,
Le maitre du Ballet
Veut danser une sarabande.

Vous voyés bien Mr par ces étranges façons de penser que je vous envoye une bonne teste à morigéner. Je voulois luy faire des remontrances mais il m'a quitté en chantant et en faisant un pas de bourée enfin comme un franc petit maitre.

Qu'en dites vous? Pour moy je pense
Que puis qu'il part, que c'en est fait
Il faut tâcher . . . mais d'un Ballet
Qu'en faire à moins qu'on ne le danse?
Vous irés donc chés certain enchanteur,
Sachant donner de bransle à des paroles
Et par ses sons sur des rimes frivoles
Possédant l'art d’étourdir l'auditeur.
Messer Detouche est le nom du docteur,
Vous luy dirés qu'il faut qu'il me fournisse
Naif, et tendre, et grand et merveilleux,
Et puis morceaux, par exemple un Caprice,
Un Tambourin, et de ces airs heureux
Dont en sortant chacun nous étourdisse.
Item chaconne, item, et c'est justice,
Un pas de trois, aumoins un pas de deux,
Où Camargo fasse un saut périlleux,
C'en est assés pour que l'on aplaudisse.
Bref luy dirés tout ce qu'il vous plaira
Et ne crains pas qu'iceluy vous refuse,
Par Apollon bien il s'en gardera
Si promettés surtout que vostre muse
Par doux récits et sonores Quatrains
Honorera quelque jour ses Lutrins.