1763-09-01, de Jean Georges Noverre à Voltaire [François Marie Arouet].

Je ne prendrais pas la liberté de vous écrire, si le motif qui m'y détermine ne me servait d'excuse; je sais combien vos instants sont précieux, et combien l'emploi que vous en faites est cher à tous ceux qui cultivent les lettres et les sciences, et qui chérissent les arts.
Votre génie est un flambeau brillant qui éclaire l'humanité; à l'exemple du soleil, il anime, il vivifie tous les objets qu'il échauffe du feu de ses rayons.

Depuis plus de six années que je me suis attaché à donner une nouvelle forme à la danse, j'ai senti qu'il était possible de faire des poèmes en ballets: j'ai abandonné les figures symétriques; j'ai associé aux mouvements mécaniques des pieds et des bras les mouvements de l'âme et les caractères variés et expressifs de la physionomie; j'ai proscrit les masques, et me suis voué à un constume plus vrai et plus exact. J'ai fait revivre l'art de la pantomime, si célèbre sous le règne d'Auguste; et la nature, que j'ai prise pour guide et pour modèle, m'a fourni les moyens de faire parler la danse, de lui faire peindre toutes les passions, et de la placer au rang des arts imitateurs.

Mes efforts ont été couronnés par les succès les plus flatteurs. Cependant, malgré la réussite de mes ouvrages, j'ai quitté ma patrie, avec la résolution de ne plus y exercer mes talents; ils ont été repoussés par les directeurs de l'Opéra, auxquels je les offrais même gratuitement.

Indépendamment des ballets dont j'ai tiré les sujets de mon imagination, j'en ai composé un grand nombre d'après les auteurs anciens; l'histoire, la fable, m'ont fourni de précieux matériaux; le téâtre des Grecs, Homère, Virgile, l'Arioste et le Tasse, m'ont offert des secours qui ont embelli mon art, et le théâtre anglais m'a prêté des beautés très propres à l'action pantomime.

Je croirais, monsieur, n'avoir rempli qu'imparfaitement ma carrière, si j'abandonnais le théâtre sans donner un ballet tiré de la Henriade; c'est cette entreprise qui doit couronner mes travaux, et les beautés que j'y moissonnerai prêteront à ma composition cette énergie et ce sublime qui brillent dans votre divin poème.

Chaque art, vous le savez, monsieur, a sa marche particulière; celle de la pantomime est bornée; tout dialogue tranquille, toute situation froide s'oppose à son langage et à l'activité qui lui convient; il est donc nécessaire de savoir faire un choix de situation et de passions; elles sont l'organe de l'acteur pantomime.

Le neuvième chant de la Henriade m'offre une carrière vaste dans laquelle je puis déployer toutes les richesses de mon art, et réunir dans un seul cadre tous les genres d'expressions possibles: le tendre, le voluptueux, le terrible y paraîtront tour à tour, s'y disputeront l'avantage de plaire, et me fourniront, avec des contrastes admirables, ce clair obscur si nécessaire à la réussite des arts.

Le temple de l'Amour me présente une multitude de tableaux voluptueux; l'arrivée de la Discorde conduite par la Rage me fournit une esquisse d'un pas de deux marqué au coin du terrible, et l'Amour s'unissant à ces deux furies me suggère l'idée d'un pas de trois plein d'action et de groupes pittoresques; ceci, à ce que j'imagine, fera l'exposition de l'action. La chasse suivante contrastera bien avec les scènes précédentes, tant pour l'action que pour la décoration. L'orage excité par le pouvoir de l'Amour donnera au peintre et au machiniste la faculté de déployer leurs talents pour représenter une belle horreur.

Henri égaré et dans l'obscurité se laissera conduire par des routes différentes; il sera guidé par le flambeau de l'Amour; ce dieu applaudira malignement à la noirceur de son projet, et exprimera par ses gestes l'excès de sa satisfaction. Ici, la scène changera: elle représentera un endroit délicieux embelli par l'enfant de Cythère; il paraîtra dégagé de ses attributs; il annoncera à la belle Gabrielle l'arrivée du monarque, il ouvrira son cœur à la tendresse; les Jeux, les Ris et les Plaisirs devanceront les pas du héros; cette troupe enjouée sera conduite par la Volupté.

L'entrevue de Henri avec la belle Gabrielle décèlera la situation de leurs âmes: leurs cœurs percés du même trait, palpiteront d'amour; les images de la Volupté et de sa suite détermineront les deux amants à se livrer aux sentiments qui les inspirent; une troupe d'enfants, sous la forme des Amours, des Zéphirs, des Jeux et des Ris, composeront plusieurs groupes distribués autour de Henri et de la belle Gabrielle; ces enfants formeront des jeux avec les armes du héros, ils couronneront de fleurs son casque et sa cuirasse; plusieurs nymphes, de la suite de la Volupté, présenteront à Henri un casque artistement composé, et des armes embellies par tout ce que la galanterie a de plus recherché. A cette scène variée succédera un pas de deux entre Henri et la belle Gabrielle; il offrira tous les agréments du dialogue dicté par le sentiment et la passion.

Voilà, je crois, le nœud de l'action.

Ce pas de deux sera interrompu par l'arrivée imprévue de Mornay; ce serviteur fidèle, conduit par la Sagesse, surprendra les deux amants sous ce myrte dont vous faites, monsieur, une description si délicieuse. A l'aspect de la Sagesse, la Volupté et sa suite disparaîtront; le héros, honteux de sa faiblesse, se débarrassera des bras de son amante pour voler dans ceux de son ami. La belle Gabrielle emploiera l'éloquence de ses charmes pour retenir son amant: elle aura recours aux larmes, à la prière, et embrassera les genoux de son vainqueur, qui, le cœur fortement ébranlé, et flottant sans cesse entre la gloire et l'amour, ne fuira qu'à pas lents l'objet qui l'a séduit. Ici cette tendre maîtresse, ne pouvant soutenir sans mourir le départ de son amant, tombera évanouie dans les bras de ses femmes; la Volupté, de concert avec l'Amour, volera à son secours.

Henri, vivement touché du désespoir de Gabrielle, se dégagera des bras de la Sagesse et de Mornay, pour courir aux pieds de son amante. L'Amour et la Volupté s'efforceront de fixer ce héros, qui, serrant sa maîtresse dans ses bras, lui fera les plus tendres adieux. La Discorde et la Rage formeront tableau dans l'éloignement, et exprimeront toute leur fureur.

Ici, monsieur, l'épisode finit parce qu'il devait finir; mais un ballet aussi varié que celui-ci ne peut se terminer par le désespoir de la belle Gabrielle et les larmes de l'Amour: un coup de poignard produirait sans doute le plus grand effet, mais ce moyen blesserait tous ceux qui connaissent l'histoire, et qui préfèrent la vérité au vraisemblable. Je prends donc la liberté de vous prier de m'éclairer par une étincelle de ce génie qui vous caractérise, et qui vous élève si fort au-dessus des autres hommes.

Comme la Rage et le Désespoir sont les ressorts de ce ballet, qu'elles déterminent l'Amour à seconder leurs projets en blessant le cœur du héros; comme le lieu de la scène est embelli par ce dieu, et que l'on y trouve rassemblé ce que la volupté a de plus séduisant, ne serait il pas possible, au départ de Henri, dans l'instant où il est aux genoux de sa maîtresse et qu'il ne peut s'en détacher, de faire paraître la Gloire accompagnée de toutes les vertus qui font la renommée des princes? Alors la décoration changerait; les fantômes de la Volupté disparaîtraient; l'Amour fuirait en entraînant avec lui la belle Gabrielle; la Discorde et la Rage s'envoleraient, l'une en secouant son flambeau, l'autre en écrasant ses serpents.

Le lieu de la scène offrirait le temple de l'Immortalité, dérobé en partie par quelques nuages: Henri frappé tout à la fois par l'éclat de la gloire et des vertus qui l'environnent, renoncerait à toutes les passions qui peuvent la ternir; il se dépouillerait des ornements qu'il a reçus des mains de la Volupté, pour reprendre ses armes. Alors les images se dissiperaient; les portes du temple s'ouvriraient; l'Immortalité tendrait la main à Henri; et la Gloire, suivie des vertus héroïques qui caractérisent ce grand roi, le conduirait dans ce temple: il y prendrait place à côté des princes qui ont été bons et justes, et qui ont réuni aux vertus héroïques cette humanité rare qui est la base de la gloire des souverains et de la félicité des peuples.

Comme je ne suis point attaché à mes idées, vous me rendrez le plus signalé service, monsieur, de vouloir me communiquer les vôtres. Tout ceci n'est que le premier trait d'un grand dessein, et je ne puis décrire que très faiblement ce que je me sens en état de peindre avec force et avec chaleur.

Je joins ici un exemplaire de mes lettres sur la danse; je n'osai vous le faire parvenir, parce que je ne le croyais pas digne d'occuper une place dans votre bibliothèque; un prétexte bon ou mauvais se présente, et j'en profite avec empressement. Je vous prie de le recevoir avec indulgence. Les grands hommes sont à mes yeux l'image de la divinité; ils pardonnent à la faiblesse de ceux qui leur rendent hommage.

Quel que soit, monsieur, le succès de mon entreprise, quelque singulière qu'elle puisse vous paraître, elle tournera toujours à mon avantage, puisqu'elle m'a autorisé à vous écrire et à vous assurer que mon admiration pour vos sublimes talents égale le respect avec lequel je suis, etc.

N.