[c. 5] févr. 1736

Illustre amy vous estes pour moy dans le cas de ceux à qui on déferoit Les honneurs du triomphe, ils avoient des amis, mais qui dans les premiers jours de Tumulte et d'aplaudissemens ne pouvoient aprocher du triomphateur et ne savoient que faire de mieux que de joindre leur voix à celle du peuple.
Tandis donc que le Théâtre françois retentit à Paris des homages si légitimement dus à vostre charmante Alsire, nous admirons icy en petit comité La force et les grâces de vostre nouvelle pièce. C'est à mon gré La plus complettement belle de toutes les vostres. Conduite, situations, coups de Théâtre, stile élevé et touchant, rien ne me semble y manquer. Alvarés est un héros chrétien dont le caractère sage et modéré contraste à merveille avec celuy de l'orgueilleux Gusman, héros du siècle qui ne connoit de maximes que celles de l'emportement et de l'ambition. C'est de plus un père tendre et éclairé qui donne Les plus belles instructions de gouvernement à son fils. Alsire est une sauvage mais dont La simplicité et La vertu fait honte à l'art dont l'éducation fait le plus souvent rougir La Nature; qu'elle a l'âme grande et le coeur bien fait! elle ne craint point d'avoüer tout ce qu'elle sent, parceque tout ce qu'elle sent est le mouvement sage de la Nature. Sa candeur héroïque doit bien dégoûter nos belles dames de leur détours et de leur vicieuse Politique. Zamore est un amant tendre et fidèle mais un ennemi implacable; c'est un Americain simple et farouche que l'amour et le ressentiment portent à se vanger. Rien n'est si heureux et si plein de génie que cette opposition continuelle des moeurs simples et corrompües de l'Amerique et de nostre Europe. C'est une leçon continuelle en images et en Portraits qui est La plus instructive et la plus agréable. Vous trouvés par cette invention Le moyen de tout dire sur les matières mesme que l'on ose le moins entamer car le moyen de se fascher d'entendre des Mexiquains dire ce qu'ils pensent sur la religion, sur l'immortalité de l'âme, sur le gouvernement, c'est en quoy je trouve un art infiny. Ausurplus tous ces caractères sont bien soutenus, chacun y est tel à la fin qu'il le doit estre et sans se démentir de ce qu'il a été au Commencement. L'action y est bien établie, heureusement suspendüe, et plus admirablement terminée. L'innocence, la fidélité, toutes Les vertus y sont couronnées, celuy mesme qui y périt devient par ses remords et sa générosité un modèle de grandeur d'âme et de religion. Indépendamment de ces beautés principales du fonds, tout y fourmille de détails, d'images, de lieux communs, de tirades et de vers admirables. On ne peut louer dignement cette pièce qu'en l'aplaudissant comme on l'a fait d'un bout à l'autre.

J'aurois voulu seulement quelques coups de force pour charger et rendre plus gigantesque Le portrait de Zamore, et qu'Alvarés n'eût point pris si aisément son parti sur la perte de son fils. Permettés moy encore quelques remarques. Les cris qu'on entend interrompent deux ou trois fois La scène, et dans Les vers, je trouve quatre à cinq fois fille et famille qui riment ensemble. Voicy de plus une rime trop irrégulière, acte 3^e, scène 5^e. C'est Zamore qui parle à Gusman:

Ce sont des négligences et de petites taches qu'il ne faut point Laisser dans un ouvrage d'ailleurs si parfait.

M^de de Berniere m'a mandé que vous deviés venir à Paris, c'est pourquoy je vous y adresse ma Lettre. J'ay vivement souhaité d'aller vous y embrasser et d'y voir aplaudir vostre pièce. Voilà ce que c'est que de n'estre point riche, on ne fait rien de ce qu'on veut. Adieu autheur illustre que j'admire avec toute l'Europe, amy attentif et tendre que j'aime plus moy tout seul que tout le monde ensemble. Conservés je vous en conjure vostre santé et promettés moy de ne point donner ce Poëme de la Pucelle qui dit on leur fait tant de peur; ce n'est pas assés que d'estre un grand homme, il faut pour le bien estre vivre tranquille. Adieu, je vous embrasse mille fois.