Monsieur,
J'ay exécuté vos ordres avec la plus exacte [obéissance.] J'ay lu cette pièce, j'y ay beaucoup réfléchi, je ne [l'ai] laissé voir à persone. J'ay l'honneur de vous la renvoyer et de vous marquer ce que j'en pense.
Il seroit à désirer que cette Tragédie n'eût jamais paru, surtout dans ce tems malheureux, où l'incrédulité a trop de sectateurs parmy nos prétendus esprits forts, et trop d'appuy dans plusieurs de nos jeunes seigneurs. Les premiers méprisent notre Sainte Religion parce qu'ils ont de l'orgueil et quelque foiblesses, et les autres parce qu'ils veulent se réjouir sans gêne.
Ces deux espèces de gens triomphent de cette pièce, et en font triompher l'auteur. On diroit qu'elle est faite pour contenter tout le monde; Les gens de bien [à] cause de la mort de Gusman, Tiran, avare, jaloux [mais con]verti à ce fatal moment. C'est dit on le [triomp]he de la Religion. Les athées, les deïstes y trouvent aussi leur compte. Presque toute la pièce est pour eux. Elle est remplie de leurs maximes. Il n'y a qu'à la lire, ou l'entendre prononcer. Des traits piquants contre la religion Xtienne n'y manquent point. En voicy quelques uns qui me reviennent dans le mommend et qui sont déjà dans les conversations, où l'on dit en vers, et en beaux vers ce qu'ils disoient autrefois en prose
Les plus vifs mouvemens de cette tragédie; Ceux qui doivent faire plus d'impression sont contre la religion des Espagnols sans la distinguer des défauts dont on a acusé cette nation. Ils présentent à l'esprit tout le sistème des déïstes et rien n'est omis pour le [fai]re valoir ou l'insinuer. Le discours d'Alvarez [exhorta]nt Zamore à sauver sa vie en se faisant [chrétien] est un discours très foible et même un [peu p]lat, et ensuite sans réplique. Mais les réponses de Zamore ont toute la force et la noblesse dond l'auteur est capable. Cette Tragédie et son succez feront donc plus de mal que de bien, parce qu'ils feront plus d'incrédules que de chrétiens. D'ailleurs qu'elle est la réputation de mr de Voltaire sur le fait de Religion? Ne s'est il pas plaint plus d'une fois que dez que qu'elqu'un veut élever son esprit audessus de la crédulité commune, nécessaire dit il à la populace et non aux philosophes, on le persécute aussitost.
Le caractère donc d'un auteur connu et si bien connu ne peut il pas nous donner un légitime préjugé contre un de ses ouvrages, qui est au moins suspect et équivoque? Enfin je ne puis conven[ir] qu'une pièce composée en cinq actes, do[nt les quatre] premiers, et les trois quarts du cinquième [contiennent] ouvertement, et insinuent délicatement des b[lasphèmes] contre la Religion chrétiene soit le Triomphe de la Religion sinon des déistes qui est nulle ou arbitraire.
Je ne puis aussi me repentir de vous avoir obeï, en vous ouvrant ainsi mon coeur affligé. Je le suis sensiblement non seulment comme prestre mais comme citoÿen qui aime ma Religion, mon Roy, ma patrie, mr de Voltaire, et vous monsieur de tout mon coeur. J'ay l'honneur d'estre
[Mon]sieur
Votre très humble et très obéissant serviteur
Languet de Gergy curé de st Sulpice
Paris 16 fév. 1736