au château de Ferney par Genève 31e Janv: 1761
Je reçois des Lettres bien aimables de Monsieur D'Amilaville et de Monsieur Thiriot; j'en avais grand besoin, car mes contemporains meurent de tous côtés, et je me porte assez mal. Cependant, l'Epitre à mlle Clairon sera envoiée à mes amis probablement par la poste prochaine, après quoi j'aurai grand soin de tout ce qu'ils me recommandent; il faut mourir au lit d'honneur. Je suis très fâché que les impies aient raié de ma pancarte, le Culte et les éxercices de religion, parce que je remplis tous ces devoirs avec la plus grande éxactitude; on ne devait pas non plus mettre dansles terres, au lieu de mes terres, parce que je ne suis pas obligé d'aller à la messe dans les terres d'autrui, mais je suis obligé d'y aller dans les miennes. Mes amis verront la preuve de ce que je prends la liberté de leur représenter, dans ma Lettreà mr le marquis Albergati.
La nécessité de remplir tous les devoirs de la religion chez moi, m'est d'autant plus sévêrement imposée, que je suis comptable de l'éducation que je donne à mlle Corneille; j'ai lu malheureusement la page 164 de Freron, dans la quelle il dit que je fais élever m lle Corneille, au sortir du couvent, par un batteleur de la foire, que je traitte en frère depuis un an, et que m lle Corneille aura une plaisante éducation. Ces lignes diffamatoires sont d'autant plus punissables, qu'elles outragent personnellement mlle Corneille, et surtout made Denis ma nièce, qui l'élêve comme sa fille. Mes amis, et le public, sentiront aisément que mlle Corneille étant chez moi, ne peut jamais trouver un mari que par la conduitte la plus irréprochable. Fréron la perd sans ressource en avançant faussement que je la fais élever par l'Ecluse. Il est très faux que L'Ecluse soit chez moi; il y a environ six moi qu'il éxerce sa profession de Chirurgien dentiste à Genêve, et qu'il n'est sorti de cette ville. Made Denis qui l'avait mandé il y a environ huit mois, pour lui accommoder les dents, ne l'a pas revu deux fois depuis ce temps là; il travaille sans relâche à Geneve, et y rend de très grands services.
Il est très permis au nommé Fréron de critiquer tant qu'il voudra des vers et de la prose; mais il ne lui est permis, ni d'attaquer une dame veuve d'un gentilhomme mort au service du Roy ni une demoiselle, alliée aux plus grandes maisons du royaume et qui porte un nom plus grand que ses alliances; ni même le sr L'Ecluse, qui peut avoir joüé autrefois la Comédie, mais qui est chirurgien du Roy de Pologne, et auquel le reproche d'avoir été acteur, peut faire un très grand tort dans sa profession. Ces trois diffamations réunies forment un corps de délict, dont il est nécessaire de demander justice, au Lieutenant criminel. Le père de madlle Corneille outragée, doit agir en son nom, sans aucun délai. Si on m'avait envoié plutôt cette feuille infâme, le procez serait déjà commencé.
J'écris en conformité à mr D'argental, à mr Titon du Tillet, et à mr Le Brun. Je suplie instamment Mr d'Amilaville, mr Thiriot, et tous les honnêtes gens d'encourager le bonhomme Corneille, à poursuivre sans délai cette affaire; je me charge de tous les frais. J'ai d'ailleur écrit à mr Le Chancelier, à made de Pompadour, à mr le Duc de Choiseuil, et au Roy de Pologne. La poste va partir. Je n'ai que le temps d'ajouter à ma Lettre que je persiste toujours dans mon opinion sur les finances. Il y a eu beaucoup de dissipation et de brigandage, je l'avoüe, mais quand on a contre les Anglais une guerre si funeste, il faut, ou que toute la nation combatte, ou que la moitié de la nation s'épuise à paier la moitié qui verse son sang pour elle. J'ai une pension du roy, je rougirais de la recevoir tant qu'il y aura des officiers qui souffriront.
Je suis pénétré de la plus tendre reconnaissance pour touttes les bontés assidues de mr Delamilaville et de Mr Tiriot.
Plura alias
V.