Au château de Ferney 19e fév: 1761
Plus j'y fais réflexion, plus je suis sûr Monsieur, que nous ne trouverons personne à Paris qui prenne intérêt à Madlle Corneille, et à son nom.
Vous ne trouverez que ceux qui ont été outragés par Fréron assez justes pour le poursuivre; les autres en rient. Dites à un de vos amis qu'on vient de faire un Libelle contre vous, la première idée qui lui viendra sera de vous demander où il se vend, et s'il est bien sallé.
Je pense que ce qu'il y aurait de plus honnête, de plus doux, et de plus modéré à faire, ce serait d'assommer de coups de bâton le nommé Fréron, à la porte de Monsr Corneille. Le second parti, est celui que j'ai eu l'honneur de vous proposer, c'est que vous vouliez bien dicter une requête à mr Corneille pour le Lieutenant Criminel; n'est-il pas en droit d'attendre quelque attention pour son nom? n'est-il pas en droit de dire qu'il demande réparation de l'insulte faitte à sa fille et à lui? On lui reproche dans des lignes diffamatoires, d'avoir fait sortir sa fille du couvent pour la faire élever par un bâteleur de la foire. Il est faux que ce L'Ecluse ait été bâteleur. Il est depuis vingt ans Chirurgien du roy de Pologne. Il est faux qu'elle soit élevée par lui. Il est faux qu'il soit dans la maison où le calomniateur suppose qu'il est; il est faux que le sr L'Ecluse soit même venu dans cette maison depuis plus de cinq mois. Madlle Corneille est dans la maison la plus honnête et la plus réglée, auprès d'un vièillard prèsque septuagénaire qui lui a assuré tout d'un coup de quoi être à l'abri de l'indigence le reste de sa vie; Elle est auprès d'une dame de cinquante ans qui lui tient lieu de mère, et qui ne la perd pas un instant de vüe. Un homme très estimable, qui a servi de précepteur à made la Marquise de Tessé, veut bien à présent lui donner des leçons; elle mérite tous les soins qu'on prend d'elle; son cœur parait digne de l'esprit de son grand oncle, et je vous assure qu'on ne peut avoir une conduitte plus nôble et plus décente que la sienne.
Voilà, Monsieur, L'éducation de bâteleur qu'on lui donne. Le père du grand Corneille était noble; madlle Corneille a près de deux cent ans de noblesse; elle est alliée aux plus grandes maisons du Royaume, et on la laisse outrager impunément dans des lignes diffamatoires d'un Fréron; et des gens ont la bêtise de m'écrire que je dois mépriser les petits traits que Fréron a la bonté de me décocher, comme si c'était moi dont-il s'agît dans cette affaire, comme si j'étais une jeune demoiselle à marier.
Ah Monsieur! croyez que dans nos affaires les hommes nous conseillent fort mal, parce qu'ils ne se mettent jamais à nôtre place; il ne faut prendre des conseils que de soimême et des circonstances où l'on se trouve.
Il n'est point du tout hors d'aparence, qu'il se présente bientôt un parti pour mademoiselle Corneille, et je peux vous assurer que les feuilles de Fréron qu'on lit dans les provinces lui feront grand tort, et pouront empècher son établissement. Je ne vous avance rien icy, Monsieur, sans de très justes raisons. Voiez donc s'il n'est pas convenable que le père qui nous a confié sa fille repousse hautement les bruits qui la déshonorent?
Il est indubitable que le lieutenant de police fera comparaître le Coquin, et cette scène produira une relation de vous qu'on poura mettre dans tous les papiers publics; elle sera vraie; elle sera forte et touchante, parce que vous l'aurez faitte; elle convaincra Fréron de calomnie, et décréditera ses indignes feuilles, indignement soutenües par Mr de Malsherbes.
Pardonnez, Monsieur, si je dicte toutes mes Lettres. Mon état est bien languissant, mais je me sens encor de la chaleur dans le cœur, et surtout pour vous à qui je dois les sentiments de la plus tendre estime.
De tout mon cœur v. t. h. ob. str
Volt.